AU NOM DU PÈRE

La mort de mon copain m’a poussé à faire le point. A coup sûr c’est de la troisième catégorie. Quand je triangule mes convictions, j’aboutis aux Sargasses du ciel, aux mers de nulle part, entre les Ourses et Cassiopée, à l'informe Dragon qui lèche le Septentrion, loin des maisons et des chimères du zodiaque.

Les astres errants m'indiffèrent. Les étoiles filantes ne sont que des escarbilles, les atmosphères, des boîtes à cendres, les orbites, des cimetières de lunes mortes. Seul notre soleil vit ! Hélios, notre père à tous.

En ville, la tension est tombée. Tahar ben Ammar et Edgar Faure se sont mis d’accord et Bourguiba a cautionné le pacte. C’est lui, El moujahid el akbar, qui peut rallier le peuple car le Bey Lamine Pacha, installé à la Libération, n’a guère de pouvoir hors de son palais. Le maire de Bizerte entend démissionner. Le dernier gouvernement du protectorat ne sera formé que de Tunisiens de souche. On ne parle plus de nos fellaghas et Nasser excite maintenant les rebelles d’Algérie.

Que d’événements, depuis que je me suis engagé. D’abord la guerre de Corée, puis l'aggravation de celle d’Indochine et enfin les révoltes d’Afrique du Nord. L’armée de terre a payé un lourd tribut, l’aviation et surtout la marine ont eu plus de chance. Mais même chez nous tout le monde n’est pas passé à travers gouttes.

Quand notre beau porte-avions retiré d'Indochine est venu mouiller dans la rade, je suis allé le visiter en civil, en Bizertin anonyme.

Je n’y ai rencontré personne de connaissance. Quelques officiers mariniers étaient de corvée d’accueil et pressaient le mouvement. Ce ne fut qu’en fin de visite, en passant devant la plaque de leur petit monument aux morts qu’une inscription me pinça le cœur : Second-maître Lestourgie.

Mon camarade de Whiting Field avait été tué au combat. Je demandai au cicérone s’il savait comment ce pilote était mort. Il me répondit que c’était en bombardant une position Viet et il conclut d’un regard qui prouvait combien il trouvait ma question déplacée.

Ce soir je viens de prendre mon service. C’est la routine, tout est calme. Dans six mois serai-je encore marin ? Il va falloir bientôt choisir car la fin de mon engagement approche. En tout cas je ne resterai pas sous-off dix ans de plus. Plutôt repartir à zéro dans le civil.

Le marqueur de Bardo noir me fait signe : le chef de poste du Bou Zizi veut me parler. Le Bou Zizi c’est ce piton qui domine la ville de Bône, en Algérie. A son sommet : Bardo noir, notre station la plus à l'ouest.

J’appelle le colonel chez lui. Je lui explique l’affaire. Il me charge de retransmettre ses ordres à Bardo noir par la ligne de service.

Le médecin sera reconduit en ville en Jeep blindée, accompagné du sous-chef de poste et d’un chauffeur. La Jeep remontera ensuite au plus vite et le sous-chef me fera un rapport verbal. Le colonel me donne un numéro de téléphone où je pourrai le joindre jusqu’à minuit en cas de pépin, car il est invité à une soirée.

En quelques minutes la voiture est prête et le sous-chef, un sergent aviateur, me signale qu’il part. Je lui souhaite bonne route et lui demande de m’appeler sur la ligne directe dès son retour.

Je ne sais pourquoi je me mets à penser au curé de Pieusse et à sa fontaine miraculeuse. Il m’aimait bien ce vieux fou qui me prenait par la main et m’emmenait humer les roses. J’étais le dernier à qui il pouvait encore raconter comment la Sainte Vierge lui avait révélé que l’eau qui coulait au fond de son jardin était bénie directement par Jésus. Le pauvre homme avait survécu à la guerre d’Espagne où des atrocités lui avaient fêlé la calebasse.

Quand Tante Mathilda réalisa enfin que le bonhomme était jobard elle arrêta nos visites. Monseigneur l'évêque s'alarma à son tour et le curé finit à l'asile. A cette époque, l'écrivain Joseph Delteil avait déjà quitté le village et l'histoire de la source du presbytère n'inspira personne. Il n'y eut pas de Notre Dame de Pieusse et c'est très bien car, à deux pas de là, les lazaristes de Notre Dame de Marceille en auraient fait une jaunisse.

Je jette un coup d’œil à la prévi. Beau temps du Cap Bon à Tanger. Température quinze et point de rosée plus huit à Bizerte. QNH 1020 millibars, ça c’est bon, l’anticyclone est bien là. Visi illimitée, vent faible et quelques cirrus en altitude sur l’ensemble de la région. Le prévisionniste aurait pu ajouter : ciel étoilé et lune en son premier quartier, nuit douce pour les amoureux, mais les ingénieurs météo doivent cacher qu’ils sont poètes.

Tout en surveillant les fréquences, je me dis que bien des choses ont bougé dans l’aviation militaire et que déjà les civils suivent. Les Anglais font voler les Comets depuis plus de deux ans et les Américains les talonnent avec leurs Boeings 707. La Caravelle SE-310 et son homologue anglais le BAC-111 vont bientôt terminer leurs essais. La mise en service des nouveaux radars et des VORs va bouleverser la navigation aérienne. Voici venir la fin des stations radiogoniométriques comme la nôtre.

La télévision déborde désormais la région parisienne et les Japonais fabriquent maintenant des postes de radio qui marchent sur piles. En France même, on s'apprête à fabriquer de l'électricité atomique.  Les progrès de la science sont impressionnants. Tout devient imaginable. Lors d’une conférence, à l’automne de 1951 à Pensacola, von Braun, devenu américain, nous a soutenu qu’il lancerait un jour une fusée vers la lune. Plus rien ne peut m’étonner, mais une fusée vers la lune ce n’est sans doute pas pour demain. Et à quoi ça servira ? Il a aussi parlé de fabriquer des satellites artificiels de la Terre, qui tourneraient autour de nous dans le ciel comme la lune, mais beaucoup plus vite et beaucoup plus près, et que la force centrifuge maintiendrait en orbite. De quoi rêver !

Si l’homme quitte un jour sa planète d’origine et rencontre d’autres êtres ça posera problème aux curés, aux imams et aux rabbins. Mais je ne fais pas de souci pour eux. Ils nous feront une belle pirouette et écriront de nouveaux catéchismes. Ils déclareront que leurs textes sacrés ne sont plus à prendre au pied de la lettre et il ne leur restera qu’à présenter leurs excuses aux milliers de pauvres types que leurs prédécesseurs exaltés ont fait brûler, décapiter ou lapider pour avoir dit ça sans autorisation.

Une bonne heure maintenant que la Jeep est partie. En fonçant, elle devrait être bientôt de retour.

En attendant je vais faire une transmission pour vérification des gonios. Il ne faut pas que les opérateurs s’endorment.

O.K. ça marche. Bône n’a encore que deux degrés d’erreur dans ma direction, comme prévu à cette heure. De Sfax à Sidi bou Saïd, les autres sont parfaits. A cette heure aucun avion n’appellera, sauf cas de détresse. Les haut-parleurs grésillent doucement. Nuit calme.

Bardo noir me demande, la Jeep doit être de retour. Je vais pouvoir rassurer le colonel et tant pis si je le dérange.

J’ai le chef de station au bout du fil.

Mon supérieur décroche à la première sonnerie. Il m'explique qu'il n'a pas le choix et que lancer un véhicule sur cette route de montagne la nuit, c’est l’envoyer au massacre. Les ordres sont formels. Couvre-feu absolu. Un médecin et une ambulance monteront au lever du jour, pas avant.

Je transmets aussitôt l’information à mon collègue. Il savait bien que l’ambulance ne pourrait monter qu’au matin. Il me confirme à voix basse que le sergent marque très mal et qu’il souffre. Le chauffeur est encore sous le choc. Ses copains l’entourent pour le réconforter. On me le passe. Il me déclare qu’il n’a rien vu. Il a à peine entendu les coups de feu. Tout s’est passé très vite.

Le sergent ne saigne plus beaucoup. Ils l’ont étendu sur une couverture à même le sol de la salle du gonio. Il veut me parler.

Je contacte brièvement Bardo noir sur la fréquence pour avoir à nouveau le chef de poste en ligne : Le chef m’explique qu’il a calé son adjoint avec des serviettes et lui a un peu soulevé la tête avec une couverture pliée en guise d’oreiller. C’est tout ce qu’il peut faire car dans leur station minuscule il n’y a ni infirmier, ni infirmerie. Il va inspecter les sentinelles avant d’aller se coucher. A moi de gérer la situation à distance. Je demande à l’opérateur de service de me tenir au courant de tout ce qui peut se passer. Tant qu’il n’y a pas d’avion qui appelle, il va laisser son micro-casque au malheureux sergent et poursuivra sa veille sur haut-parleur. Je pourrai être ainsi en liaison permanente directe avec le blessé au poste de marquage de Bardo noir.

Autour de moi les soldats suivent les événements en silence. Ceux qui se reposaient sont venus nous rejoindre. L’équipe est au complet : le quartier-maître Kerihuel, les premières classes Michel, Lemercier, Mizouni, Menou, Heury, les deuxièmes classes Serru et Bernier.

Je me fais du souci. Ces blessures au ventre sont le plus souvent mortelles si l’on n’est pas opéré sans attendre. Trop d'organes importants là-dedans. J’espère que le sergent s’en sortira, mais au mieux, je lui donne une chance sur deux. Justement il m’appelle.

Sans hésiter je lui réponds oui et j’ajoute que nous sommes tous dans la main de Dieu. Si son heure n’est pas venue il s’en sortira. Je lui dis que demain à la première heure, je demanderai au colonel de prévenir un aumônier. En attendant nous allons réciter un Notre Père ensemble, de tout notre cœur. Il n’aura qu’à suivre mes paroles du bout des lèvres, pour ne pas s’épuiser. Au fur et à mesure, le grand être universel reprend tout naturellement les traits bienveillants du Bon Dieu de mon enfance.

Dans les écouteurs, la voix faible du sergent m’accompagne.

Je lui parle alors de la contrition parfaite qui a le même effet que la confession, mais il revient à la charge :

Je demande à mon pénitent de faire intérieurement un inventaire de ses fautes pour bien préparer son repentir. Pendant ce temps, micro coupé, j'adresse à voix très basse une supplique au Ciel : Autour de moi, les soldats sont graves. Les deux opérateurs, casque autour du cou, veillent sur les haut-parleurs. J’ai pris place à la table de triangulation, les écouteurs de la liaison directe collés aux oreilles.

Le sergent est prêt. Je le guide dans sa prière. Je le soutiens à mi-voix :

Un peu plus tard je signale au pauvre garçon que je reprends l'écoute. Je ne sais pas s'il eut été capable d'appuyer sur le bouton d'appel et je veux préserver ses chances de vivre.

Je l'aide à exprimer sa contrition. Ensuite, au nom du Père, du Fils et du saint Esprit, je lui donne l'absolution et un Ave comme pénitence. Il a maintenant trop de peine à parler, il balbutie. Je récite l'Ave pour lui et il s'accroche à ma prière :
 

Sur le rocher du Bou Zizi qui domine l’antique Hippone (Hippo Regius) dont saint Augustin fut l’évêque, l’opérateur du gonio récupère doucement son casque.

C’est l’heure de faire une vérif. J’attaque la première fréquence :

Tout est en ordre. Les opérateurs sont vigilants et m’envoient de bons QTEs.

Quatre heures du mat. La loupiote de Bardo noir s’allume. Le marqueur me tend son casque.


Le sergent est mort.

Je fais observer une minute de silence et j’appelle le colonel.

Encore deux heures et ce sera la relève.

Je signale à mon adjoint que je vais prendre l'air quelques minutes. Je me dirige vers le centre du fort. Je quitte les douves. Je sors ma pipe, mon tabac anglais. La lune s'est déjà couchée. Le ciel est criblé d'étoiles. Je tire quelques bouffées.

A cette heure, les grandes antennes sont immobiles, plantées là comme des catafalques. Je partage à l'avance la douleur des parents qui vont recevoir la mauvaise nouvelle.

La mort c'est quoi ? Existe-t-elle vraiment ? Un coeur s'arrête, aussi simplement qu'il avait commencé à battre. C'est pareil pour les gens et pour les grenouilles, pour les grands animaux et pour les grillons de la nuit. Les humains sont tracassés par l'idée de disparaître, de se dissoudre, les autres êtres n'ont pas ce souci. L'angoisse de cesser un jour d'exister apparaît chez l'enfant au bout de quelques années. C'est une sorte de caractère inné à éclosion différée. La croyance dans un au-delà, par contre, est le résultat d'un conditionnement, d'un travail de l'esprit sur l'esprit.

Douce nuit africaine. Tant de choses nous échappent. Peut-on imaginer une sorte de subtile vie désaccouplée du corps ? L'espérance se nourrit de déraison tandis que les âmes désincarnées courent sur la mer dans les stries du vent.
 
 

Guy Roves
Justin le marin