BLESSURES

Deux petits trous dans le fuselage. Il y a des chasseurs maladroits en Kabylie. Nous volerons plus haut désormais pour étalonner Bardo Noir, mais nous descendrons toutes les fois qu’il le faudra. C’est notre métier et nous sommes payés pour ça.

Je viens de recevoir une lettre de Jacques. Il est caporal et sert en Algérie. Il pense être bientôt promu au grade supérieur. Il m’écrit depuis l’hôpital Laveran à Constantine, section chirurgie, où on lui répare le dos endomagé par des éclats. Il est bien soigné et garde bon moral. Il est survivant d’une patrouille prise dans une embuscade.

Dans sa missive, il me donne des nouvelles de notre petit frère Antoine qui vient d’embarquer au cabotage. Entré à douze ans à la marchande comme mousse, Antoine est mon filleul et le seul inscrit maritime de la famille. Il navigue actuellement en Méditerranée, entre Gibraltar et Bosphore.

Jacques m’apprend aussi que de grands moyens sont engagés dans les Aurès où la rébellion a fait tache d’huile. Les soldats sont chargés de protéger les fermes des colons, de surveiller les marchés et de patrouiller inlassablement. Il faut rassurer la population.

C’est dans un caravansérail que son groupe a été coincé. Les rebelles les attendaient à la sortie, au fusil et à la grenade. Tous ses copains et le garde champêtre qui les accompagnait ont été tués ou blessés grièvement ainsi que plusieurs villageois autour d’eux. Lui avait eu la chance de pouvoir se replier dans le bâtiment d’où il avait pu défendre sa peau et décourager les assiégeants.

Je raconte l’histoire à mes amis qui en tombent sur le cul. Jusqu’à présent pour les gens d’ici cette affaire d’Algérie c’était de la rigolade.

Je pense à ma famille éclatée. Loïc est sergent dans l’armée de l’air, à Nîmes ou au Maroc, je ne sais pas au juste, Charlotte est à Sable-de-Rivière et j'ignore si les jumeaux disparus sont toujours vivants. Ils devraient avoir onze ans révolus.

Allez savoir pourquoi, l’autre nuit j’ai rêvé de mon père. Il paraissait enjoué, en belle forme. Il n’avait pas vieilli d’un poil. Il avait un peu la tête de mon copain Mario. Je profitai de sa bonne humeur pour lui demander pourquoi il était passé à la LVF quand la Légion Tricolore avait perdu son statut particulier de régiment de zone libre. L'occupation de tout le territoire national par les Allemands changeait la donne et je me permis de lui dire qu’il avait été bien con de ne pas avoir saisi cette occasion de se tirer de là pour rejoindre de Gaulle par exemple.

Il sourit et me répondit sans se fâcher qu'il avait voulu me prouver qu'il n'était pas un dégonflé et qu'il n'avait qu'une parole, que de toute façon je l'avais revu après ça et qu'alors je n'avais rien dit. C'est ma foi vrai, mais j'avais tout juste douze ans et il m'impressionnait beaucoup.

Avait-il cru à la Relève ? Un prisonnier serait libéré pour trois volontaires pour les usines allemandes ou pour chaque combattant de la nouvelle croisade. Encore une embrouille de Laval, même pas honorée par ses patrons nazis. Là, il s’était bien fait couillonner. Il détourna le sujet et me demanda comment j'allais. Pas moyen d’avoir une vraie conversation avec lui. Par contre, il paraissait très heureux de me voir. J’essayais de distinguer sa tenue. Je n’arrivais pas à en saisir la couleur. Était-ce l’uniforme beige que j’avais connu, avec le bel aigle doré des soldats de la Grande Armée ?

Il est impossible de maîtriser les songes. Ce sont des barques capricieuses qui vous entraînent n’importe où sans souci de logique. Ce qui s’imposa alors à ma vue fut un large ruban sortant d’une boutonnière, noir, blanc et rouge, un ruban allemand.

Comment avait-il gagné çà ? Il me répondit en plaisantant qu’on le lui avait donné sans raison particulière.

Pourquoi m'avait-il confié à sa mère dès ma naissance ?

Elles, c'était mémé Camille et tante Mathilda et l'histoire du son je la savais par cœur. Il ne m'apprenait rien. Il aurait mieux fait de m'avouer que ma mère ne mettait pas les pieds à l'église, que lui-même n'y allait plus que le jour de Pâques et que Camille avait arraché son premier petit-fils aux griffes du diable, ce qui serait mis dans le bon plateau de la balance le jour du jugement !

Je m'apprêtais à lui demander comment il avait vécu sa fin de guerre et comment se passait sa nouvelle existence ? Se souvenait-il d'avoir été tué ? En tout cas il avait l'air de bien se porter. Savait-il que sa femme s'était remariée ou tout comme ? Pourquoi ne s'était-il pas engagé en 39 ? Pourquoi avoir fait tant d'enfants ? J'étais un homme adulte, militaire à mon tour, et je pouvais comprendre. J'avais droit à des explications. Je souhaitais si ardemment les entendre que l'intensité de mon désir me fit glisser dans l'état paradoxal et je me rendis compte que j'étais en train de rêver. Mon père se dilua, s'effaça, et je me réveillai tout à fait.

Je n’avais plus envie de dormir. Les yeux grands ouverts, je distinguais les masses du mobilier de ma chambre sans pouvoir fixer aucun détail. J'allumai la lampe de chevet et me mis à réfléchir sur un point obscur de l’histoire récente de ma famille : mes deux frères revenus d’Allemagne. Ils n’ont jamais su clairement m’expliquer comment ils furent déportés. Ils étaient si jeunes. Jacques s’était pourtant souvenu d’un court séjour en Alsace à un certain moment et j’en avais déduit un peu vite que l’armée allemande les avait repliés outre-Rhin pour les sauver de la zone de feu.

Aujourd’hui je me rappelle que mon père m’avait dit, lors de sa dernière permission, qu’il allait offrir de bonnes études à Jacques et à Antoine et qu’il les confierait pour celà à un organisme pour fils de légionnaires. Ils recevraient l'éducation qui convient et deviendraient des chefs dans la future Europe. Ils seraient pensionnaires complets et ça ferait de la peine à leur mère d’avoir à s’en séparer.

Je fais un rapide calcul de chronologie : en tenant compte du fait que mes deux frères s’exprimaient couramment en allemand après leur retour, je pense qu’ils avaient été envoyés chez Hitler bien avant le débarquement, peut-être à la fin de l'été 43. Mon petit frère Antoine allait sur ses quatre ans et mon père le mettait pensionnaire à temps complet ! Bizarre. Après une période d’embrigadement, les gamins avaient été confiés séparément à des familles nazies qui les traitèrent comme leurs propres fils. Pas de doute, mon paternel les avaient livrés au Lebensborn !

Quand les combats atteignirent la localité où ils résidaient, leurs familles les abandonnèrent avec quelques jours de vivres et s'enfuirent. Ils eurent la chance de se retrouver, alors qu’ils étaient séparés depuis des mois. Ils réussirent à se terrer ensemble et à survivre aux bombes et à la bataille maison par maison. Les soldats américains les découvrirent indemnes, cachés dans les ruines.

Plus tard, en mai 1945, rapatriés à Sable-de-Rivière en tenue bavaroise, culottes de cuir et bretelles à plastron, ils eurent un franc succès auprès de mes copains. Ils continuaient à parler allemand entre eux et même à chanter … und der Teufel der lacht dazu : Ha ! Ha ! Ha !

Mon rêve n'est pas revenu. Dommage. J'aurais voulu dire deux mots de plus à mon géniteur. Comment le bon père que j'avais connu, l'idéaliste un peu exalté, le patriote que j'admirais, était-il devenu hitlérien ? C'est fou ce que l'endoctrinement avait dû faire comme dégâts dans sa tête ! Par amour aveugle, pour assurer leur avenir, il avait offert deux de ses enfants à la Grande Europe. Sous la pression de la propagande, il avait fini par perdre son bon sens, ses repères, par déjanter. Il avait rejoint de corps et d'âme l'un de ces troupeaux furieux que des prédicateurs fous lancent dans de grandes croisades.

Pour ma part, à ma grande honte aujourd’hui, j’étais revenu à des sentiments pétainistes sur le tard de la guerre. Ça n'avait aucun sens. Je voyais bien que Pétain était sénile, un résidu du passé, mais la piété filiale et le chagrin me faisaient divaguer. Après m'être tapé la tête jusqu'au sang contre le mur de la cuisine quand j'avais appris la mort de mon père, j'avais cherché des justifications, des excuses, au soi-disant double jeu du maréchal. Je me persuadais que le vieillard avait fait pour le mieux, qu'il n'avait pas eu le choix et que moi je n'avais pas le droit de trahir mon père. Quelque chose pourtant ne cadrait pas. Sans le montrer, j'étais très perturbé et je me lançai dans les études comme un forcené. Mes copains gaullistes ne me lâchèrent pas dans l'épreuve et m’aidèrent à faire face.

Au mois de mai de 1945, j'étais, bien entendu, en pension. La victoire fut célébrée dans une extraordinaire liesse. Durant trois nuits consécutives les chers frères nous emmenèrent danser dans les rues et sur les allées Paul Riquet, et c'est quelques jours après ça que la Croix-Rouge avait fait savoir à ma grand-mère que deux de ses  petits-enfants avaient été retrouvés en Allemagne. J’étais heureux. Enfin, presque ! Un frère et une soeur manquaient toujours à l'appel. Je gardais une plaie ouverte, comme dans la chanson.

Il me fallut une paire d'années pour cicatriser. J'avais cru aux valeurs du travail, de la famille et de la Patrie, sans comprendre que ces mots étaient utilisés pour masquer la servitude, l'esprit de clan et l'abrutissement. Je ne fus exorcisé qu’en découvrant l’horreur des camps pour juifs, pire encore que celle de cet enfer bolchevique qui nous faisait si peur en famille depuis la guerre d’Espagne. Pétain le gâteux avait cautionné ça ! Mon père savait-il ? Au mieux, je crois qu’il s'en foutait. Il s'était pris pour un héros, il avait eu faux sur toute la ligne.

Tuer des gens parce qu’ils sont nés ce qu’ils sont, c’est l’injustice absolue. Aucun dieu, aucun führer n’a le droit d'ordonner ça, mais offrir ses propres enfants à l’Inca dépasse l'entendement. Abraham était un vieux fou. Bien sûr, les fils n’ont pas à juger leurs pères et je ne jugerai pas le mien. Ils n’ont pas non plus à endosser leurs fautes. "El pasado, pasado está" comme disaient mes copains espagnols. Le péché originel c'est une invention des pharisiens, une foutaise.

Quand je reverrai Mario, je lui demanderai ce qu’il a fait pendant la guerre, comme ça, par curiosité.

Tiens, je ne l’ai pas vu de deux jours celui-là. Après-demain j’aurai un jour complet de repos et je passerai à la boîte de Mireille prendre de ses nouvelles. Comme je serai de service cet après-midi, je vais travailler ce matin jusqu’à onze heures. Au programme du jour : "Perturbations des alizés, les moussons, les ondes d’est." J’aime bien la météo tropicale, voyons un peu.

On frappe. C’est le père Cerica en personne.

J’espère qu’il n’est rien arrivé à Mario.

A cette heure-ci le bar de Mireille est fermé. Je me rends donc au Café de la Poste à deux pas d’ici. Pas de militaire en vue. Le barman est vaguement au courant. Tout ce qu’il sait c’est qu’un mortier a explosé au milieu des soldats et qu’il y aurait cinq ou six morts. Merde ! Apparemment personne n’en sait davantage. On en apprendra un peu plus ce soir quand les permissionnaires descendront en ville. Peut-être qu’au Kébir tout à l’heure quelqu’un aura des détails à me donner.

Je reviens à mon bureau. La météo tropicale me passe par-dessus la tête. Je n’arrive pas à me concentrer. J’abandonne.

Sur le poste de radio, je capte une station anglaise sur ondes courtes. J’écoute la musique pour tuer le temps. Ça ne me ressemble pas. Je cherche une station sur les ondes longues. Chronique politique. On parle de ce Pierre Poujade qui mobilise les commerçants depuis quelque temps. Ça me fait penser qu’il va y avoir bientôt des élections et que, pour la première fois, je vais pouvoir voter. Aux urnes citoyens !

Ma faculté de concentration est revenue. Je me remets vite au travail pour rattraper le temps perdu.

Onze heures cinq. J'ai eu le temps de grignoter un sandwich. La Jeep vient me chercher. Le chauffeur ne sait rien.

Vingt heures dix. Mon service au Kébir s’est déroulé normalement. J'ai passé les consignes. La routine.

Effectivement on a parlé de l’accident du champ de tir. Chacun avait sa théorie. J’espère que ces malheureux n’ont pas joué avec la mort en accélérant trop la cadence de feu.

Quand un serveur enfourne l’obus, un autre est déjà prêt. Dès que le coup part l’obus suivant est introduit et ainsi de suite.

Mais la pièce peut surchauffer ou être renversée par accident. Et que se passerait-il si un serveur se laissait emporter et enfournait au départ du coup précédent ? Ça peut paraître con. C’est con. Et si les deux obus vous pétaient dans la gueule ?

Le chauffeur va me ramener vite chez moi. Je me changerai et j’irai dîner chez Martinez avant d’aller à la chasse aux nouvelles.
 

Guy Roves
Justin le marin