Retour, rue de la Galite. Un grand verre d’eau fraîche pour me désaltérer, puis une bonne douche et du linge sec. Je ne m’attarde pas. Je passe à la Poste saluer les Fab**. Eux aussi sont au courant de l’accident du mortier. Ils ont fini leur repas mais ils insistent pour que je mange un morceau. Pourquoi traîner au restaurant, attendre d'être servi ? Je pourrai aller plus vite aux nouvelles. L’argument est valable. Allons-y pour une bonne omelette, un bout de fromage et un coup de mascara. Je quitte mes amis après avoir promis de venir vraiment déjeuner en famille demain à midi.
Devant le resto Martinez, je tombe sur un adjudant de la colo. Je suis anxieux. Je lui demande ce qui s’est passé. Est-ce que ce sont des gens que je connais ? Il me regarde gravement :
Je marche tête baissée. Un chant des parachutistes s'accroche
à mon crâne, obsessionnel :
On te mettra entre quat' planches,
Enveloppé de ton pépin.
Au cimetière de Maison-Blanche,
T’auras l’adieu de tes copains.
Je me dis que mon ami n’aura eu droit qu’au sac à viande.
Avec les honneurs militaires,Putain de Mario ! S’il a été déchiqueté comme l’a dit l’adjudant, des lambeaux de Sénégalais doivent être collés aux siens. Fraternité d’armes ! Mort partagée, œcuménique, trou d'obus pour communion des saints !
On plantera sur ton tombeau
La croix de bois réglementaire,
Ce jour-là sera le plus beau.
... des saints paroissiens, des cinq fantassins, des seins fantasquins.
La niaiserie inattendue a cascadé dans ma tête, dévidage incongru, purge de ma souffrance.
En entrant chez Mireille, je vois au regard de Jojo le barman qu’ils sont au courant. Le juke-box joue un slow en sourdine. Un couple danse sur la piste. Les autres clients boivent leur whisky ou leur champagne dans la lumière tamisée. Les filles sont déjà au travail.
Je salue le barman et le garçon. D'un signe de tête Jojo me signale que la patronne est dans l’arrière-salle. Je vais la voir. Ses yeux sont rougis. Elle a pleuré. Elle se lève et je la prends dans mes bras.
Nous sommes les deux plus proches amis de Mario. Les seuls qui l’aideront à ne pas mourir trop vite, car tant que quelqu’un pense à vous sur la Terre, vous n’êtes pas tout à fait mort.
Je lui demande depuis quand elle sait.
Ma présence lui remonte le moral. Elle se tamponne les yeux, se refait une beauté et nous passons dans la salle. Je m’assieds à ma table favorite, dans un coin près du piano. Elle va au bar distribuer des sourires à la clientèle.
La soirée commence à s’organiser. On arrête les disques. Un pianiste de jazz s’installe. Je lui demande de jouer "Saint James’ Infirmary", un air que Mario aimait bien.
Dans ma tête j’entends Satchmo :
O, I went down to the Saint James’ Infirmary.
Saw my baby there,
Stretched out on a long white table …
Depuis le bar, Mireille m’observe. Elle prépare deux grands
verres de scotch et vient à ma table. Elle s’assied contre moi.
Je passe un bras sur ses épaules. Le musicien enchaîne les
blues, un saxophoniste vient en renfort, c’est le genre de l’établissement.
La musique et l’alcool nous engourdissent peu à peu. Le garçon
nous porte un seau de glaçons et la bouteille, et nous buvons doucement
jusqu’à la fermeture de la boîte, serrés l’un contre
l’autre comme des oisillons.
Au départ du dernier client, les deux employés essuient les tables, rangent quelques chaises et prennent congé. Nous choisissons un disque au juke-box et nous dansons sur place dans un rond de lumière bleue, enlacés. De son quelque part, Mario se penche vers nous. Sans l’avoir prémédité, nous célébrons le rite libératoire, la danse sacrée devant l’autel. Nous fermons la boutique et Mireille m’emmène chez elle.
Brève nuit.
Je quitte ma compagne à l’aube car elle tient beaucoup à sa façade bourgeoise. Dans son quartier elle protège son image de femme riche et respectable qui ne manque jamais la messe du dimanche. Son appartement est d’ailleurs plein de vierges Marie, de Sacrés Cœurs de Jésus et de rameaux bénis. Pour l’instant aucune âme du purgatoire ne l’a visitée, mais avec ce farceur de Mario tout peut maintenant arriver.
Au profond de mon chagrin, je m’amuse de mes pensées impies tout en me dirigeant vers le front de mer.
Aujourd'hui c'est journée de repos jusqu'au soir. Je serai de service de nuit et je veux me fatiguer un peu avant d'aller dormir quelques heures chez moi. Je réglerai le réveil à onze heures puisque je suis invité à midi chez les Fab**.
Je me force à ne penser qu'au spectacle du monde qui va s'éveiller. Ne penser qu'à ça. L'air est doux et charrie des odeurs d'algues. J'enlève mes chaussures et je poursuis ma promenade les pieds dans l'eau.
Au large, les pécheurs ont éteint leurs lamparos et les premières barques ne vont pas tarder à rentrer. Dans le calme du petit jour, le son porte et l’on entend de loin le teuf-teuf des moteurs. A cette heure, tous les bateaux sont gris. A courte distance, le faisceau du grand phare accroche seulement la pointe des mâts et les coques ne prennent couleur qu’en entrant au port.
Les mouettes les plus matinales se dégourdissent les ailes en piaillant.
Je marche sur la plage pour me sécher les pieds. Me voici parvenu à la jetée. Je passe un bout de chaussette entre mes orteils pour enlever le sable, puis je me rechausse. Je vérifie par routine que mon pistolet est bien en place et invisible. Je m'avance jusqu'au musoir.
Une douce lumière, bleue puis rose, colore l'orient. Au ponant, s'éteignent les dernières étoiles.
La brise est tombée. Le dieu retient son souffle, en apnée. L'immense surface ne palpite plus, parfaitement lisse, grise avec des reflets nacrés. Une fine brume estompe sa jointure avec le ciel.
Pointe de feu qui perce l'horizon ultime, lueurs saignantes ... le soleil s'arrache à la mer.
L'âme des morts leur survit-elle ? A-t-elle conscience de son existence et se souvient-elle de son état précédent ?
Tu as tort de rire, Mario. C'est sérieux ce genre de questions,
ça te concerne.
Guy Roves
Justin le marin