BRASSARD BLANC

Quel beau dimanche et que ce joli mois de mai 42 finit bien ! C'est jour de fête à la collégiale Saint-Martin, jour de communion solennelle. Les cloches ont sonné. Par familles entières, les gens de la grand ville, engoncés dans leurs plus beaux costumes, sont venus assister à la messe de neuf heures. On se croirait revenus avant guerre.

C'est qu'il ne faut laisser passer aucune occasion d'amadouer le Ciel. On a vraiment besoin de Dieu et de ses saints pour protéger la zone libre, empêcher la famine et faire rentrer nos prisonniers.

Justin le petit chrétien se sent l'âme blanche. Il sort d'une retraite, d'un confinement programmé, d'un grand lavage par un religieux spécialiste des jeunes garçons, venu les délivrer de l'impureté et des gros mots.

Jésus lui parlera peut-être tout-à-l'heure, lui demandera de le suivre. Tout le monde lui en rebat les oreilles.

Comme les autres premiers communiants louveteaux, il s'est mis en uniforme, chemise bleu ciel, culotte courte bleu marine et le reste, ce qui empêche de différencier riches et pauvres. Il tient un bouquet de fleurs à droite, un missel à gauche et arbore un brassard de soie blanche côté cœur. Tous les copains de son âge sont là sauf les Espagnols, mais ces derniers les attendent à la sortie.

Après vêpres, il tient à faire une démarche particulière. Il passe le Pont Neuf et se rend dans la rue Blanquerie à la maison de Hibou. Ça fait des semaines qu'il n'a pas vu son ami. Il ignore le vrai but de ses missions, il sait seulement qu'il se rend en Belgique ou en Hollande et doit franchir chaque fois la ligne de démarcation dans des conditions périlleuses. L'homme parle très bien l'allemand. C'est un combattant rusé, un vrai guerrier sioux. La dernière fois il comptait bien ramener sa mère de Bruxelles par un nouveau passage, peut-être par Lyon. Justin n'en savait pas plus.

Le voici arrivé à destination, à la porte cochère de l'une de ces belles et vieilles demeures de la petite ville, qui ne sont pas sans rappeler les hôtels des capitouls de Toulouse bien que de dimensions plus modestes. Les cours intérieures de ces maisons discrètes suintent un peu l'humidité en hiver, mais l'été elles sont fraîches et agréables. Justin pousse le lourd vantail, passe sous le porche puis gravit les marches de pierre du perron d'entrée. Il frappe. Il n'est pas sûr de trouver l'habitant des lieux. Hibou est pourtant là. Il entrebâille la porte. Il parait soulagé de voir le garçonnet et il lui dit qu'il est le seul à avoir pensé à lui en ce jour spécial. Il le fait alors entrer pour le présenter à quelqu'un.

Dans le petit salon, une dame en noir est assise au piano. Elle est plutôt petite, un peu forte. Elle a dû s'arrêter de jouer quand on a frappé à la porte car Justin n'avait rien entendu. L'enfant s'approche. Elle l'embrasse avec effusion, lui tient les mains. Elle se fait raconter la cérémonie du matin à l'église, l'interroge sur les sorties scoutes. Il répond à ses questions. Elle va chercher de vrais biscuits, denrée devenue rare, et en offre à la ronde. Notre premier communiant est intimidé. Avec un joli un accent belge plus prononcé que celui de son fils, elle lui demande s'il aime la musique. Il acquiesce à voix basse.

L'hôtesse sourit, s'installe au piano et se met à jouer de mémoire un air sublime, tantôt triste et tantôt enjoué, tantôt violent et tantôt très doux.

Justin observe les mains fines qui volettent comme des mésanges et parfois se croisent pour aller faire chanter des touches extrêmes. Hibou se tient un peu en retrait et l'enfant remarque qu'il a peine à retenir des larmes. Après l'envol de la dernière note Justin constate qu'il a lui-même la gorge bien serrée et qu'un nouveau biscuit ne passerait pas. Spontanément, il applaudit doucement la pianiste.

Le chef scout se penche vers son protégé pour lui dire qu'il veut lui offrir un cadeau comme ça se fait dans les familles à cette occasion, mais qu'il est pris au dépourvu. L'enfant le remercie et lui répond qu'il ne faut pas, que son cadeau c'est d'avoir pu le voir aujourd'hui et qu'il a déjà reçu un missel. Le chef insiste puis, comme il connaît le rêve de du gamin, il lui déclare qu'au cours de sa prochaine mission il passera par Paris où il lui achètera le plus beau livre qu'il pourra trouver, parlant de la mer et des marins, avec plein d'images.
 

Après une bonne nuit de sommeil, notre gamin a revêtu son uniforme pour faire quelques visites, car les premiers communiants ont droit à un jour de congé. En début d’après-midi, tante Mathilda l'accompagne à la colline de Marceille pour remercier la madone comme doit le faire toute famille pieuse. Ils gravissent le raidillon de galets que les pénitents montent à genoux, et s’arrêtent comme de coutume à la fontaine miraculeuse, à l’aplomb de l’endroit où une grosse pierre qui allait fracasser un pauvre ouvrier qui refaisait le remblai de la route de dessus, avait été arrêtée par une toile d’araignée au moment où il invoqua la Sainte Vierge.

C’était il y a très longtemps. A part ce grand miracle on n'a jamais recensé en ces lieux rien de bien extraordinaire sinon des guérisons de maladies épidémiques, des protections de marins dans la tempête et de soldats de la coloniale, et beaucoup de conversions ou de vocations religieuses comme on peut s’en rendre compte par les ex-voto de la nef.

La tante en accrocherait un au mur d'une chapelle si son neveu devenait un jour curé, elle en rêve, car lorsqu'on a un prêtre dans la famille il en est tenu compte là-haut et on passe moins de temps au purgatoire. Justin la soupçonne aussi d'avoir fait quelques neuvaines à cette intention. Si c'est le cas, ça n'a pas marché.

L’eau de la fontaine est froide même en été. On s’en passe une goutte sur les paupières pour guérir des maladies d’yeux ou espérer retrouver la vue si l’on est aveugle. Elle est cependant infectieuse et il ne faut plus en boire comme faisait la grand-mère dans le temps.

Justin croit que la Sainte Vierge a un peu délaissé cette source et qu’elle ferait bien de la rendre plus propre. L'onde sacrée partout pose problème. Des prêtres amis ramènent parfois de l'eau de Lourdes qu'ils recommandent d'utiliser uniquement en aspersion, en ondoiement ou en tamponnage à la ouate de coton car bien qu’elle soit très miraculeuse, par contre elle ne conserve pas.

Après avoir récité la prière appropriée et esquissé des ablutions oculaires, les deux pèlerins poursuivent jusqu'au sanctuaire. Ensemble, ils font une génuflexion dans l'allée centrale pour saluer Jésus au tabernacle. Parvenus à la chapelle de la vierge noire, ils s'agenouillent sur des prie-Dieu côte à côte et entrent en méditation. Au bout d'un moment, la sainte fille se lève, les yeux mouillés d'émotion, ôte le brassard de l'enfant et l'ajoute à des dizaines d'autres qui moisissent là depuis des lustres.

Pendant longtemps on avait pu y voir celui que le père du petit avait offert à la Vierge en 1920, au soir de sa propre communion solennelle, mais les lazaristes avaient fait le ménage au début de la guerre et enlevé les brassards les plus vieux. Cela était devenu d’autant plus urgent que de l’autre côté s’entassaient les couronnes des filles et les aumônières.

La tante allume un cierge avant de partir et murmure un vœu en se signant. Le petit, qui a vu venir le coup, a retenu sa respiration et tendu l’oreille en vain. Il est sûr qu’il s’agit de lui. Pourvu que ce ne soit pas encore une promesse faite au Ciel pour qu’il devienne curé ! Un jour ou l’autre l’obstination de la tante Mathilda finira par écœurer Dieu le Père qui lui fera savoir sans ménagement qu’on ne devient pas bon curé à contre cœur.

Sur le chemin du retour Justin hume avec griserie l'air parfumé qui descend des collines de Ninaute et des Pradals. C'est une odeur de genêts où se mêlent celles du thym et des premières lavandes, des pins aussi. Il pense au petit André de Chénier qui vint un jour gravir la colline de Marceille et fit une pieuse halte à la fontaine sacrée.

Le futur poète a dû écouter avec ravissement le driff-driff  des cigales accrochées aux troncs des résineux séculaires où elles se confondent avec l’écorce. Le vacarme de ces insectes est si agréable à l’oreille, c’est la voix de la nature qui dit : "driff … il fait chaud et soyons heureux !"

Les cigales de messidor…

Justin l'historien évoque mentalement Philippe Fabre qui tenta de plier au système métrique et au cycle des saisons le calendrier des dieux romains. Philippe a été écolier ici, chez les Doctrinaires, et peut-être a-t-il rêvé de fraternité universelle et de justice en regardant au loin la chaîne des Pyrénées d'où se détache, en avant-plan, la masse plus sombre du saint Barthélémy. Pouvait-il alors prévoir qu'en l'an 1771 il recevrait le lis d'argent de dame Isaure pour un sonnet à la Vierge ?

Il composa aussi une pastourelle allégorique bien prémonitoire.

Justin la fredonne tout bas :

La bergère de Versailles avait-elle reçu le message ? Avait-elle entendu venir l’orage ? Quant aux deux poètes, ils avaient pareillement péri et bien cruellement, quoique dans des partis opposés.

Pourquoi pense-t-il soudain à ça ? Et si c’était un signe ? Il invoque en silence Notre-Dame de Marceille et sa mère sainte Anne pour qu’elles intercèdent auprès de leur petit et épargnent au pays de plus grands malheurs.

Non, il n’a rien entendu.

Plus loin, en traversant la voie ferrée au passage à niveau de la tuilerie, Justin a la vision du très bienheureux Jean Gabriel Perboyre, père lazariste martyrisé en Chine, tel qu’il est représenté sur un petit tableau, dans la partie la plus sombre de la nef qu’ils viennent de quitter, à gauche, loin du chœur. Et s’il devenait martyr lui aussi ? Il n’aurait plus de souci à se faire pour l’avenir, il irait droit au ciel et ne viendrait pas réveiller sa grand-mère comme le font les âmes du purgatoire de la famille. Mais qu’avaient bien pu faire ces gens pour brûler encore si longtemps après leur mort ? Le vicaire racontait que seuls les martyrs entraient au paradis sans avoir à s'essuyer les pieds. Alors, tant qu’à faire … bien sûr il y aurait un mauvais moment à passer et c’était là le problème. Et puis des martyrs on n’en fait plus, même en Afrique.

Un oiseau chante. Justin se met à siffloter.

La dévote Mathilda s’en veut aussitôt d’avoir été un peu rude envers son neveu et elle ne sait comment exprimer son regret. Cette petite contrariété lui déclenche un tic facial et elle imagine qu’un gros chien noir qui a la tête du diable vient la lécher. Elle fait un signe de croix pour chasser la vision abominable en grommelant entre ses dents : "mor de gos" (museau de chien).

Cette fois Justin a entendu. Ce coup-ci il n’est pas concerné et ça le met de bonne humeur pour la journée.
 

Guy Roves
Justin le marin