LA COLO DE CAMURAC
Le camp des louveteaux ne durant qu’une huitaine, la grand-mère a jugé que c’était un peu court pour la laisser vraiment respirer. On a donc convaincu le cher enfant de partir pour la colonie de vacances de Camurac au pays d'Alion, au fin fond du plateau de Sault. Ça le changera un peu des cheftaines et ça l’occupera presque un mois. Quelques-uns uns de ses copains de la rue, pas des louveteaux, seront avec lui : vive la colo !
L’année scolaire s’est très bien déroulée et Justin est prêt pour se présenter à l’examen pour l’obtention du certificat d’études primaires. Et ensuite ? Comme la grand-mère n’est pas très argentée et que la tante ne saurait se résigner à le mettre à "l’école sans Dieu" qu’elle appelle aussi "l’école du diable", il est maintenant question de l’envoyer au petit séminaire de Carcassonne, sait-on jamais ? Ce plan déplaît fort au gamin mais il n’a pas encore trouvé de parade qui ne fasse pas de peine aux deux femmes qui se consacrent à son éducation et à qui il doit faire honneur.
Les aiguilles des pendules ont continué à tourner et les États-Unis d’Amérique du Nord sont entrés en guerre. Ils n’envoient plus de lait en poudre, ni ces pilules de vitamines roses qu’on distribuait dans les écoles. Les Anglais ont conquis le Liban et la Syrie sur l’armée du général Dentz, le général de Larminat est passé à de Gaulle et von Paulus piétine devant Stalingrad.
Quand Justin débarque à Camurac, en ce mois d’août 1942, il a la sensation d’entrer dans une grande bulle, hors de la guerre, hors du temps présent. Ici pas de chants patriotiques, mais des rengaines éprouvées sur des générations de petits colons, du genre "Y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu", "Ne pleure pas Jeannette" ou "Jeanneton prend sa faucille" version expurgée. La nourriture est simple et plutôt bonne et les moniteurs s’efforcent d'organiser quelques jeux pour meubler le temps. En colonne par deux, en principe , les enfants effectuent des marches sur les sentiers ensoleillés et terminent leur journée autour de feux de camp un peu pagaille et gentillets.
C’est la première fois que Justin se trouve au milieu d’écoliers allant tous à la laïque et il devient l’objet de leur curiosité. Ils lui demandent comment ça se passe chez les Frères, si c’est vrai qu'ils font la prière dès qu'ils entrent en classe, qu’ils apprennent l’Histoire sainte.
Sans se faire prier plus avant, le petit leur raconte comment, tous les matins, avant le salut aux couleurs, les gentils agneaux lisent l’histoire du saint du jour sur le livre de "la vie des saints", à travers le couvercle de verre d’une boîte de bois accrochée à un mur de la galerie couverte bordant la cour de récréation. Dans l'escalier, on vide les dernières querelles. Jeannot qui est très dégourdi est toujours le dernier de la file. C'est normal car il monte les marches sur les mains.
En
entrant en classe ils récitent un "Notre Père", puis le Frère
fait une petite homélie. Quand les cloches de Saint-Martin sonnent
l'Angelus de midi, l'élève du jour se lève, toute
affaire cessante, et entame le récit de la visite de Gabriel à
Marie :
Sur les cahiers, en haut de chaque marge, les petits culs bénis écrivent en écriture anglaise penchée les lettres majuscules J. M. J. (avec une croix sur le M central) qui signifient Jésus, Marie, Joseph. Ils n’utilisent que la plume La Gauloise, plus apte à tracer les pleins et les déliés, et la plume Sergent-major, trop raide, est proscrite. Ils reçoivent une plume le jour de la rentrée, pour les autres il faut les acheter à l’unité chez monsieur Ribes, le libraire de la rue Saint-Martin. Les livres sont fournis par l’établissement puis repris en fin d’année. On en prend grand soin et certains ont servi aux générations des parents et des grands-parents.
Pour complaire à ses nouveaux collègues, Justin leur fait aussi l’inventaire des espiègleries des écoliers des Frères, comme les bouts de gomme sur le poêle rougi, la patte de lapin dans la pendule, les joues des distraits piquées avec des plumes, les cigarettes fumées en cachette, le fluide glacial sur la chaise du frère et la mésaventure du copain qu’ils avaient persuadé de souffler dans un encrier pour le nettoyer. Le malheureux s’était retrouvé la face toute violette, aussi barbouillé qu’Al Johnson dans le rôle du joueur de jazz, et comme l’encre violette des Frères c’est de la bonne, la victime avait eu droit à trois jours de congé exceptionnel et dut rester chez elle sans sortir, le temps de redevenir présentable.
Notre jeune ami est trop bien dressé pour se laisser aller à se moquer des autres ou à les agresser. Il est fier d'être bon, …bon chrétien, bon élève. C'est un caniche blanc qui frétille quand on le caresse, qui halète de plaisir quand on fait son éloge, qui se dresse sur les pattes de derrière pour être mieux admiré. Mais, attention. Si on lui tire sur le poil, le roquet se réveille. Il devient fox-terrier, une peste. S'il doit battre en retraite devant forte partie, il cachera sa honte et préparera de lointaines vengeances. Il rêvera de devenir démon et d'exercer sa justice de la façon la plus sournoise, sans trace ni signature. Grâce au Ciel, il ne passera jamais à l'acte, l'espingole restera accrochée au clou de l'entrée et le sillage du petit ange ne sera pas souillé de cadavres précoces.
S’il y a une chose que les colons n’apprécient guère c’est bien l’obligation de faire la sieste sur leurs lits à deux heures, sous prétexte qu’il fait trop chaud dehors. Un vent de Fronde s’est alors levé sur Camurac et les plus grands ont fini par obtenir le bénéfice d’une entorse à la règle, à condition de rester tranquilles à l’ombre sans courir.
Pour leur rappeler un peu l’école, le chef moniteur, futur instit, organise un questionnaire-jeu sur des sujets d’Histoire et de Géo. Aiguillonné par l’émulation, Justin fait un bon score dès le départ, mais il remarque vite que beaucoup de petits colons n’ont pas eu la chance comme lui, de passer leur petite enfance en milieu stimulant et que leurs connaissances scolaires sont faibles.
Il y a à ce camp de nombreux petits Sablais que Justin connaît peu ou prou, des gamins de la Haute Vallée, Couiza, Espéraza et Quillan, et des enfants très pauvres ou à problèmes familiaux venus d’aussi loin que Narbonne. Ce dernier groupe a un retard scolaire flagrant, aussi Justin arrête son numéro de chien savant et laisse les autres répondre les premiers. D’être bon élève en classe suffit amplement à son bonheur et à la fierté de ses parents, et il ne va pas faire des heures supplémentaires en colo rien que pour épater la galerie. En plus il n’est pas très bien vu à cet âge de passer pour un petit savant. Ce que les gamins respectent c’est l’adresse, la force physique et le courage. Dieu merci, Justin n’a peur de rien et les petits caïds ont vite compris qu’il pouvait être plus teigneux qu’eux et que surtout il savait tenir tête, courtoisement certes mais avec obstination, à n’importe quel moniteur, voire au directeur lui-même. Voilà pourquoi la tribu lui a octroyé un statut particulier : il n’est ni grand chef, ni meneur, mais celui qu’on vient consulter en cas de problème avec l’encadrement. Ce rôle d’intercesseur convient très bien à Justin le sachem et lui laisse toute quiétude pour analyser la petite société qui l’entoure et meubler son expérience.
Les circonstances particulières de son enfance avaient suscité en lui un penchant précoce vers l’introspection. Il n’avait que quelques mois lorsque tante Mathilda, qui avait décidé de l’élever, fut engagée comme institutrice à l’école libre de Villegailhenc et le bambin s'était éveillé un beau jour sur le dessus d'un panier de petits paysans, tous des mâles. Choyé comme leur poussin par deux poules myopes, Justin le caneton grandit enveloppé de bondieuseries et de tabous censés le protéger contre un monde méchant. Submergé d'affection par des femmes qui tiraient leur vie comme une croix, il semblait prédestiné au sacerdoce comme d'autres le sont au négoce ou à l'artisanat.
Quand il atteignit deux ans, la nourrice sèche s’en alla et il fallut trouver un moyen de veiller sur lui lorsque la grand-mère allait au marché ou faisait la cuisine. Comme il se conduisait en enfant calme et obéissant, il fut autorisé à passer ses journées dans un coin de la classe des petits et à jouer avec les immenses pédales de la bicyclette d’un écolier qui venait d’une ferme, à condition de faire oublier sa présence.
Il observait tout.
Il était captivé par sa tante écrivant au tableau noir, par les gamins répondant aux questions, par les cartes sur les murs. Pendant les récréations il était entouré d’écoliers éveillés, rassurants et attentionnés, qui le faisaient jouer et l’ouvraient à la vie à l’âge où d’autres bambins sont traités au "su-sucre", au "pan-pan cu-cul", et au "coucou qu’il est mignon gnon-gnon".
Quand la petite famille vint s’installer à Sable-de-Rivière, le gamin avait trois ans sonnés et il fut admis dans la classe des "cagaïrés" (des chieurs) à l’institution Sainte Germaine de la rue des Cordeliers où la tante obtint un nouveau poste d'institutrice.
Après les ronds et les bâtons, tout s’emballa lorsqu’il atteignit la maîtrise de la lecture, car il put enfin assouvir sa soif d’apprendre.
Pendant les années qui suivirent, il dévora toute la littérature qu’il put dénicher, à commencer par les planches anatomiques du Larousse médical de la tante Jeanne, si instructives. Quand, à six ans, il arriva à la grande école, il connaissait déjà le plus gros de ce qu’il était censé apprendre dans l'année, ayant méthodiquement dévoré au grenier tous les anciens livres de la tante Mathilda.
Pour ses étrennes du nouvel an, pour son anniversaire, pour sa fête, Justin recevait des livres. S’il avait quelques sous bien à lui, gagnés en faisant l’enfant de chœur à un baptême ou à un enterrement, il allait chez le libraire choisir un nouvel ouvrage. Les romans à l’Index, les mauvais, ceux d’Anatole France par exemple, lui étaient interdits car sa tante était passée par-là. Nostradamus était également proscrit et sa grand-mère jurait qu’elle ne croyait pas à ses prophéties, bien que, tout de même, quand on voyait avec quelle précision il avait prédit comment Pétain viendrait un jour sauver la France, ça donnait à réfléchir.
L’abomination de la désolation, pour parler comme mémé Camille, eut été que l’enfant jetât un œil sur "le Grand Albert", ce grimoire des sorciers et du commerce avec le diable. Le libraire était un homme avisé : il lui évita les sucreries des bibliothèques pour tout-petits et Justin devint un lecteur enchanté de Jules Vernes, de Victor Hugo, de Flaubert et de Joseph Conrad. De grandes personnes amies, voyant son penchant, lui ouvrirent leur bibliothèque. Ses devoirs terminés, il prit l’habitude de s’attarder à lire sous la lampe, et il fallait parfois l’arracher à ses livres et l’obliger à aller au lit.
De ses lectures, Justin a gardé un penchant pour l’Histoire. Comme elle est belle et captivante, quand on en suit les grands élans ou qu’au contraire on en scrute les détails avec gourmandise. Elle rappelle à tous qu’un balancier inexorable mesure le temps des empires. Que l’Histoire est logique dans le vieux livre, pense l’enfant, et qu’elle est brouillonne et scélérate quand on est armagnac au temps des Armagnacs ou gamin des rues au temps de Pétain ! Chiffon rouge ou chiffon vert ? Francisque ou croix de Lorraine ? De quel parti ? Dans quelle poche ?
Justin s’adonne souvent à ce genre de méditation et il lui arrive de philosopher tout en effectuant machinalement quelque besogne. A la colo, pourtant, tout est organisé pour éviter aux enfants de se replier sur eux-mêmes ou de s’apitoyer sur le malheur du temps. Par quelques ficelles éprouvées, les gosses sont ramenés à l’utopie de l’enfance, aux contes figés des entre-deux guerres. Les nouveaux chapitres seront écrits plus tard et sans risque d’erreur, lorsque le vent sera bien établi dans le nouveau secteur. Chacun balaiera alors les feuilles devant sa porte et ne retiendra du passé que ce qui l’arrange.
Ce soir, le moniteur-chef esquisse un cours sur le patriotisme en termes simples qui peuvent convenir à tous. Le seul accrochage a lieu bien sûr avec Justin, lorsqu’il fait l’éloge de Jeanne d’Arc qui, dit-il, croyait avoir entendu des voix célestes. Comme notre gamin est toujours fervent pratiquant et croit dur comme fer aux interventions divines, il ne laisse pas passer cette précaution oratoire qu’il ressent comme une allusion perfide mettant en question sa propre conviction :
Le moniteur-chef regarde le gosse avec effarement et se dit que c’est bien sa chance d’être tombé sur un pareil merdeux. Vite, il lance un autre sujet, bien anodin. Justin n’est pas dupe et il déguste ce petit plaisir secret qu’avait dû ressentir Jésus lorsqu’il avait cloué le bec aux docteurs de la Loi, rien que ça.
En hiver, Camurac est le dernier village avant nulle part. Les chasse-neige ouvrent la route aux gens jusqu’à Espezel et Coudons et la descente sur Quillan en voiture automobile est hasardeuse. De l’autre côté, le col de la Chioula est souvent fermé pour plusieurs semaines par les congères. Sur de courts trajets, on se déplace en raquettes. On ne va à Montaillou, à Comus ou à Prades que par grande nécessité, mais Belcaire, tout proche, chef-lieu du canton, est maintenu accessible à tout prix, pour fournir la commune en provisions.
Dans ces conditions rudes, les villageois restent chez eux et vaquent aux petits travaux de la morte saison, à l’intérieur. Ils sont presque tous cousins, de près ou de loin, s’appellent Médus, Vaquié, Vergès ou même Camurac. En janvier ils tuent le cochon. La charcuterie de montagne est renommée et leur permet largement de tenir jusqu’au-delà du printemps.
L’hiver est aussi la saison des veillées au coin du feu, des bonnes blagues, des contes et des fées. Dans ces soirées, on évoque parfois la vieille histoire qui a meurtri le pays pour longtemps. On imagine l’odeur d’autres foyers, la fumée des bûchers. Montségur n’est qu’à dix kilomètres à vol de corbeau, juste au-delà des gorges de la Frau, infranchissables. La mémoire des "crémats", des brûlés vifs, ne s’est jamais éteinte. Les seigneurs du Nord ont marqué les mémoires de leur sceau maudit. Au pays cathare on dit toujours "amaury" pour imbécile, afin de railler Arnaud Amaury l’envoyé du pape et le fils de Simon le Diable qui portait ce prénom. Entre curés et parfaits, entre moines et bons hommes, cette terre a été convoitée, disputée. Pourtant sur ce plateau pyrénéen, l’entraide et la solidarité ne sont pas de vains mots. Les querelles s’oublient dès qu’un voisin est dans le besoin quel que soit son parti, son église. Au nom de qui, au nom de quoi, les inquisiteurs de toutes fourrures sont-ils venus apporter leurs bûchers et leurs piloris ?
Au printemps le climat s’adoucit et invite à reprendre le chemin des champs. Puis vient l’été, toujours très chaud et sec à découvert, mais frais et ombreux en forêt. Dans la grande prairie, les cloches des troupeaux, des bovins surtout, égrènent leur musique métallique dans un ciel si calme qu’on entend de très loin le tintement le plus ténu. Par les passes et les cols, à l’ouest et au sud, les animaux peuvent transhumer vers de plus hauts alpages.
L’activité forestière est importante autant sur le plateau que plus bas vers Bélesta et Picaussel et les scieries ne chôment pas. Le sous-bois offre au promeneur la fraise sauvage et la myrtille. S’il trouve les bonnes stations, le mycologue avisé peut cueillir des cèpes, des vachettes (nonnettes voilées), des rousillous (lactaires délicieux), des sanguins, des morilles et des gyromitres, des chanterelles jaunes et grises, des cornes d’abondance et des pieds de moutons. Dans les taillis, la Saint-Georges offre pour quelques jours ses mousserons véritables, précurseurs des ronds de fées (marasmes des Oréades) qui se renouvellent jusqu’à l'automne. Les boules de neige et toutes les variétés d’agarics champêtres ou forestiers alternent selon les sites. Enfin, cadeau ultime, les chardons bleus livrent en fin de saison le pleurote du panicaut qui pourra sécher et tenir tout l’hiver.
Les œillets des montagnes, les millepertuis aux éclats d’or, les campanules, les églantines, les onagres offrent à foison leurs délicats pétales. Les haies touffues accueillent des oiseaux piailleurs tandis que très haut tournent les grands rapaces. Buissons et arbustes portent des baies comestibles, prunelles, mûres des ronciers, pommettes et arbouses. Quant à la grande gentiane ses racines seront utilisées pour parfumer l’eau de vie.
Voici venue la nuit. Maintenant que la surprise des boîtes d’eau sur les portes et des lits en portefeuilles est terminée, les dortoirs sont plus calmes. Colons et moniteurs ont trouvé leurs repères, marqué leur territoire. L'arme des surveillants c'est l'espadrille à semelle de corde, la catalane. Ils s'en servent comme d'un battoir sur le cul des plus insupportables, surtout des petits. Un début de bataille de polochons a été ainsi stoppé par les cerbères et désormais, la fatigue et le grand air aidant, les gamins s’endorment tous les soirs comme des jésus.
C’est pendant la fausse sieste de l’après-midi que l’esprit de Justin vagabonde le plus librement. Aujourd’hui, par exemple, il rêvasse en cassant des cailloux. Il a en effet découvert des sortes de galets, friables au choc, qui cachent dans leur masse des dizaines de minuscules diamants, gros comme des têtes d’épingles, de couleur brune, presque noirs. Les facettes de chaque petit polyèdre sont régulières et sans doute au nombre d’une vingtaine, mais si microscopiques qu’elles sont impossibles à compter avec précision, même à la loupe. On les devine seulement en les faisant miroiter au soleil. Avec la pointe d’un canif, on arrive à extraire le petit corps brillant de sa gangue et on a la surprise en le comprimant entre deux cailloux plats ou entre deux ongles, de le voir se dissoudre en fine poussière : les petits diamants ne sont que du sable.
Justin regarde le galet dans sa main et s’interroge.
Les grands déserts, la mer, le firmament, sont des espaces qui poussent à la méditation. Et les aveugles alors ? Ils ne sont pas plus bêtes que les autres. Sur quelques points ils seraient même favorisés : le sens qui leur manque les protège des distractions. Ils doivent être plus profonds, plus sûrs, plus vrais. Mais, au départ, Justin pense qu’ils s’enrichissent de la vision des autres.
L’enfant qui naît n’a pas de langage et sa mémoire est blanche. Tout ça se construit très vite comme par enchantement. Le jeune humain glisse alors, peu à peu, de l’animal à l’homme. A quel moment franchit-il le pas ? Justin ne doit pas être le premier à se poser la question ! On dit que les bébés qui meurent sans baptême vont aux limbes. Ils y resteront jusqu’à quand ? Le curé de saint Martin dit que c’est pour l’éternité. Ça n’a aucun sens. La religion offre des réponses figées, à prendre ou à laisser, et des raisonnements qui embrouillent, c’est une religion de sensibilité, pas de raison. Le gamin a l’impression de gêner sa famille et d’agacer les prêtres quand il les interroge. On lui dit d’être humble comme un petit enfant, mais il n’accepte pas que la vérité puisse être une question d’âge.
Il revient à son caillou. Les particules les plus petites, au cœur même des molécules, ne seraient-elles pas les astres d'un univers microscopique ? Il pense avoir lu quelque chose à ce sujet. Et sur ces astres minuscules pourrait-il exister quelque chose de très petit et qui soit doué de raison ? Et dans l'autre sens ? Justin se rappelle qu'enfant il imaginait Dieu plus grand que l'univers, un être immense dont les étoiles seraient les atomes, et les galaxies les molécules. Chaque homme ne serait qu'une infinitésimale particule pensante à la périphérie d'un atome divin ? Mais quelle relation imaginer entre ce dieu immense et l'éphémère particule ?
Justin aurait dû naître philosophe grec. Mais naît-on philosophe ? …seulement grec, le reste est à bâtir.
Il est maintenant arrivé aux bornes de sa rêverie. Pousser plus loin est difficile et il ne pourrait en parler qu'aux cailloux. Il va en rester là pour aujourd'hui et il se dit qu'après tout il n'est pas le nouveau Prométhée mais un petit colon qui rêve au soleil, un galet à la main.
Son dieu, il ne l’a pas choisi, sa religion, on la lui a inculquée dès l’enfance. Dans une famille protestante il serait sans doute un fervent protestant et dans une famille juive un fervent juif. Dans sa famille catholique Justin est un fervent catholique ce qui ne l’empêche pas d’être lucide. Il se dit que, pour l’instant, il est avant tout le produit de l’éducation qu’il a reçue : les gens qu’il aime ont choisi pour lui et il pense comme eux parce qu’il les aime.
Pourtant sa foi est sincère. Au fond de ses oraisons il bâtit pierre à pierre des convictions qui l’enfermeront longtemps dans de hauts murs. Il a acquis un sentiment si fort d’une existence divine qu’il ne saurait douter que le terme naturel du cheminement humain soit le paradis céleste. Son arrière-grand-père Amigues ne pensait pas autrement, lui qui avait choisi d’être enterré dans une tombe voisine de celle de son meilleur ami, pour pouvoir se lever à ses côtés quand sonnera la trompette de l’ange :
Justin a une vision nuancée de l’église catholique et romaine en tant que société terrestre et du Vatican en tant qu’état souverain, mais le dogme de la Sainte Trinité, la divinité de Jésus et sa consubstantiation eucharistique sont pour lui des vérités certaines, bien qu’il ne les connaisse que par l’enseignement et les Écritures. Le prêtre lui a dit :
Le doute survient parfois, mais douter n’est pas faillir. La grand-mère qui porte sa croix depuis qu’elle sait marcher lui a dit un jour :
L’enfant se met à penser au Père Noël auquel il a cru férocement jusqu’à l’âge de sept ans contre l’avis de tous ses amis, car il n’était pas question de mettre la parole de la grand-mère en doute. Aussi lorsqu’il avait poussé la pauvre femme à avouer qu’elle lui avait menti pour son bien, pour son bonheur, par tradition, sa déception fut profonde. Il voulait bien admettre que le Père Noël n’existât pas mais il ne pouvait tolérer que sa grand-mère l’ait trompé. Ce jour là, une première fissure était apparue sur le mur des certitudes. Il n’avait pas pleuré, mais avec la cruauté des enfants, il avait seulement dit à l’aïeule :
Au tout début, il avait cru que c'était Dieu le Père qui revêtait sa houppelande rouge pour distribuer les cadeaux aux enfants. On avait eu bien du mal à lui faire admettre que c'était un personnage bien distinct qui serait spontanément apparu on ne sait plus quand, en tout cas après la Pentecôte. Une créature du Saint-Esprit en quelque sorte !
Justin avait alors déclaré que ce sale type faisait mal son travail et distribuait de beaux cadeaux aux enfants des riches et des conneries aux petits des pauvres. De pareilles sornettes mettaient la grand-mère dans tous ses états. Pour avoir la paix, elle était allée jusqu'à préciser que le vieux rougeaud était un ange déguisé envoyé sur Terre tous les ans à date fixe et qu'il méritait tout le respect dû aux anges. Ainsi naissent les superstitions.
Ce gamin est porté à l'hérésie, il faudra surveiller ça !
Il pense que Dieu pourrait être plus juste. Il rêve d'un dieu aimable qui compenserait les inégalités de la naissance, qui mettrait beaucoup d'âme dans les bébés pauvres et un peu moins dans les riches.
Que dis-tu, Dieu de justice ? Que tu le fais parfois sans le dire …et que c'est pour ça que les enfants pauvres acceptent leur misère et que les riches poupons finissent gros et cons.
Merci patron !
Avec un copain, il a examiné un bloc de pierre noire en espérant que ce soit une météorite. Espoir déçu. Allah est chiche de ses dons ! On fantasme beaucoup à la colo, à l’heure de la sieste.
Dès son arrivée, il avait écrit à son père. Aujourd’hui il a la réponse :
Sable, le 23 août 1942
Mon Cher Justin,
Tu fréquenteras cette année encore l'école des frères, tu y seras un élève studieux et obéissant ; quand une punition te sera imposée tu penseras mon cher petit que ton père souffre plus que toi ; tu offriras tes souffrances au Bon Dieu et tu lui demanderas en échange de nos sacrifices, la résurrection de notre chère France.
J'ai une devise que je te demande de faire tienne, elle est courte : Dieu et la France. Pour elle mon cher Justin sacrifie tout, ta vie s'il le faut.
Justin est fier d'être le fils d'un homme courageux. Mais Antoine fait-il le bon choix ? Un bon père pourrait-il se tromper ? Le gamin ne divulguera la nouvelle à personne à la colo, c’est comme un secret. Il conservera la lettre avec piété. Il lui tarde de pouvoir en discuter avec sa tante et sa grand-mère tout en sachant qu'elles ne comprennent pas grand-chose au malheur des temps et ne savent que subir. Pour elles, Dieu punit la France parce qu'il y avait trop d'athées et de rouges dans notre pays avant la guerre et Hitler et Staline sont des suppôts du diable. Mais la prière ne suffit plus. Même les malheureux doivent choisir. Le monde se casse en deux.
Justin est tracassé. Il manque de repères. Il faudra qu'il parle de tout ça avec Hibou à son retour. Comment peut-on sauver la France dans des camps opposés ? Maintenant tout le monde prie Dieu avant de se combattre. Une histoire de fous !
Le soleil au zénith darde le pays de Sault de rayons brûlants. Au balancement d’un fil d’herbe on soupçonne un imperceptible zéphyr, mais Justin ne sent rien sur la peau et il a les cheveux collés par la sueur. Sa chemise est mouillée dans le dos, aux aisselles et autour de la taille dans le pantalon. Il est "trempe" (ruisselant), comme dit sa grand-mère qui a son vocabulaire propre. Ils sont une douzaine de colons, les grands, disséminés sous quelques arbustes ou contre des rochers, qu’un moniteur amorphe, affalé, contemple d’un œil éteint. Justin se déplace vers un coin du pré et s’allonge sur le ventre à l’ombre d’un arbrisseau.
Le menton au creux des mains, il observe le manège d’un bousier qui pousse une boule d’excréments, puis la soulève et la porte, puis la pousse à nouveau. Un peu plus loin se traîne un scarabée, gros évêque idiot, engoncé dans sa chape d’or. Une colonne de petites fourmis rouges étire son ruban par-dessus cailloux et brindilles. Le garçon ferme les yeux pour mieux humer l’odeur fade de l’herbe et celle plus âcre de la poussière avec, en fond, un relent de bouse chaude et de cendre de feu de bois, parfois voilé par des effluves de mélisse ou de valériane.
Un autre bousier. Avec tous ces bovins, l’engeance prolifère. Justin se plaît à imaginer que ces insectes sont la réincarnation des croisés de Simon, condamnés à longuement nettoyer cette terre où ils ont apporté la merde, pour parler comme les malpolis. On ne doit pas les déranger, il faut que justice se fasse !
En évitant d’être eux-mêmes croqués, ils servent leur pitance aux diablotins saprophages, ceux de la septième couche, la plus basse, la plus infecte. Justin se fait rire tout seul en taquinant d’un bout d’herbe un fanatique guerrier devenu nounou merdique. On ne parle pas des bébés-diables dans les Saintes Écritures, mais la religion n'est pas à l'abri de l'imagination de qui aime gratter le fond des choses. Il se dit – après tout, pourquoi pas ? – que le Jugement Dernier pourrait bien être une grande séance solennelle où Dieu, fatigué d’accabler ses ennemis, remettrait les peines, même les éternelles, puis se tournerait vers les créatures en disant :
L’Éternel dissoudrait alors son œuvre, s’autodétruisant du même coup, n’ayant plus de raison d’être, et disparaîtrait dans un grand trou sans bord, un néant absolu.
Le garçon se demande soudain s’il ne serait pas en train de devenir apostat ou franc-maçon. Il vaut mieux penser à autre chose car mémé Camille le renierait pour moins que ça et Dieu pourrait bien chercher à se venger pour faire un exemple. Dans le doute, restons prudents !
Le soleil culmine, en retard sur les pendules officielles. Nul bruit de proximité, nul chant d’oiseau ne trouble la quiétude ambiante. Justin roule sur le dos, baille un peu, place un bras sur ses yeux et s’endort.
Du fond du rêve, peuvent surgir des bateaux fantômes aux voiles en lambeaux, à la coque grinçante, sans gabiers ni maître d’équipage. Ils dérivent au gré de vents capricieux, sur un temps liquéfié, sans chronométrie. Si, par malheur, ils franchissent la passe de l’éveil, ils resteront prisonniers de l'atoll, dans un cerveau dément.
Parfois c'est seulement une frêle yole qui sort du néant. Elle cabote dans l’archipel des îles de mémoire, s’empêtre dans des chenaux de neurones, frôle les récifs. Si quelque grain cauchemardesque se lève, l’instinct se rebiffe, un pilote prend la barre, venu de nulle part, et échoue l’esquif sur le sable. C’est alors le réveil. La sueur perle au front. Vite un peu d’eau.
Mais il peut arriver qu’une certaine prémonition ou un court-circuit cérébral laisse entrevoir à temps l’issue désagréable. La prescience d’un danger relâche les liens du sommeil. La barque tangue, hésite, racle le fond et le demi-dormeur peut reconstruire une trame mieux à son goût.
Par contre, lorsqu'une brume délicieuse
enveloppe la nef approchant du rivage le cortex épicurien lui refuse
l'accostage et le navire retourne au large sans lâcher le fil du
rêve. Il revient alors vers la côte plus lentement, plus paresseusement, alourdi d'un supplément de félicité.
Guy Roves
Justin le marin