DOUCES NUITS

J'ai un désir secret : me faire embaucher comme navigateur par une grande compagnie aérienne. Pour cela mon expérience militaire et mes diplômes canadiens ne me sont d’aucun secours. Il me faut repartir à zéro.

A vingt-quatre ans, bien des rêves sont possibles et l’effort ne me rebute pas, c’est pourquoi je me suis inscrit l’an dernier à un cours par correspondance de l’Ecole Nationale de l’Aviation Civile à Orly, échelonné sur deux ans, pour préparer l'examen de navigateur aérien.  La première année : mise à niveau en mathématiques, la seconde : cours proprement dit, complété par un stage de quelques semaines à Orly en fin d’études.

Je me suis imposé une règle rigide, quasi monacale. Toutes mes heures de travail sont strictement programmées. J’ai même prévu des plages de rattrapage pour le cas où la maladie ou les imprévus du service perturberaient mon plan. Je fais en sorte que tout reparte en ordre avec exactitude au premier jour de chaque mois, quoiqu’il arrive. Merci chers Frères de m’avoir inculqué la rigueur et le goût de l’organisation.

C'est loin d'être le bagne ! Je ne suis pas maso. Seulement douze heures d'études réparties sur quatre jours par semaine pour tenir compte de mes tours de service. Comme nous faisons les trois huit à quatre équipes, ça donne alternativement une semaine de travail de quarante-huit heures militaires, plus douze heures de travail personnel, soit soixante heures, et une autre de cinquante-deux heures seulement au total. Rien de bien méchant, on le voit, d’autant plus qu’un tiers de mon service s’effectue la nuit et avec un petit complément de prime à l’appui.

Sur l’autre plateau de la balance, je programme mon temps libre : temps des repas, du sommeil, de la sieste (indispensable par quarante à l’ombre), temps du sport, de la natation, des sorties en mer en barque ou en périssoire, temps des visites à mes amis Fab** et même temps à passer au bistrot.

L'avantage de mon organisation taylorienne, c'est que je puis m'éclater de plaisir sans mauvaise conscience. La détente fait partie de mon boulot en quelque sorte. Il y a un moment pour chaque chose.

Les trois jours par semaine où je ne suis pas de service, je retrouve mes copains de bordée : Marcel, le sergent aviateur qui prépare l'école d'officiers par le biais d'un concours interne (sacré veinard !), Mario, le sergent-chef de l'infanterie de marine avec qui je m'encanaille dans les bars de nuit, Mohamed, dit Papillon, et son cousin Ahmed, ancien quartier-maître de la Royale, qui m'ont fait découvrir les veillées enfumées de la Casbah.

Le menu peuple noctambule se flaire et s’agrège par affinité ou selon des préjugés inavoués. La marine et la légion, par exemple, ça peut marcher ensemble, et aussi l’aviation et l’aéronavale, par la force des choses. Les civils ont tendance à rester entre eux et à éviter les militaires qui pourraient leur faucher les filles. Quelques sous-groupes se forment par origine nationale, mais les barrières ne sont pas étanches, loin s’en faut.

Les Cerica, mes logeurs napolitains, sont à mes petits soins. Le père m’a carrément abandonné son bureau pour que je puisse travailler à ma guise et contribuer par l’exemple à l’éducation de son second fils, Aldo, de deux ans mon cadet. Je crois que ma capacité de travail l’impressionne beaucoup car il ne cesse de me répéter :

Pour m’éviter de mourir d’épuisement, plongé dans mes livres, il m'invita même à aller voir en famille "la louve de Calabre" en version originale.

Ce fut un grand soir. La colonie italienne avait pris possession du cinéma du quartier. Le film est farouche et l’héroïne sublime. A ma gauche, Monsieur-père, entre deux sanglots, me commentait le drame d’une voix que l’émotion brisait. A ma droite, Madame-mère trempait de larmes son corsage en me serrant convulsivement la main sans y prendre garde. Les invectives que les spectateurs des derniers rangs décochaient aux méchants passaient par dessus nos têtes comme des salves de Katiouchas. A un moment pathétique un sourd mugissement s’enfla, tel une houle, et submergea les dialogues à l’écran. J’étais déchiré entre l’envie de rire à la cocasserie de la situation et l’émotion que je ressentais à partager l’intimité de ces braves gens.

Après la séance, Monsieur-père, les yeux rougis, accepta de venir boire un cognac au café du coin où Madame-mère se fit servir une menthe à l’eau.

Mes logeurs ont un autre fils, Sergio, un peu plus âgé que moi et marié à une charmante bizertine de souche franco-malto-italienne. Ils ont un beau bébé d'un an et aussi une petite chienne Loulou qu'ils me confient et que je vais parfois promener en bord de mer.

Je marche sans m'arrêter pour éviter la drague des homophiles depuis qu'un soir de bonne humeur j'avais eu la légèreté d'engager conversation avec un jeune homme qui me demandait poliment du feu. Le lendemain il était là qui m'attendait. Quand il m'avait fait part de son penchant pour les hommes, je lui avais déclaré que ce n'était pas mon cas, mais j'étais curieux de savoir comment ce goût pouvait venir.

Pour un garçon qui en était encore à bâtir son identité d'adulte, c'était sans doute imprudent, à moins que le moment soit venu de choisir : homo ou pas ? En Tunisie la chose se porte bien et on peut même espérer se faire d'utiles relations de la sorte. Mais les inconvénients sont majeurs, surtout dans l'armée où les initiés en sont réduits à former une sorte de société secrète qui ne se découvre que par le biais de signes discrets.

Je me souviens de ce lieutenant de vaisseau élégant qui nous offrait des chocolats fins au lendemain des vols de nuit et qui nous engageait à lire des nouveautés littéraires, comme "les Ambassades" de Roger Peyrefitte puis "les Amitiés Particulières", ouvrage un peu antérieur du même auteur. Il menait très bien sa carrière et n’offrait pas de prise à la critique.

Hélas, ce qui est toléré d’un officier raffiné le serait beaucoup moins d’un sous-off et il me faudra au mieux attendre mes trente ans pour être promu officier des équipages.

Finalement, la raison majeure qui sauva ma vertu c’est que j’aimais trop la douce compagnie des femmes. Ma passion naissante pour leurs lèvres pulpeuses et leurs bras accueillants n’était pas partageable, pensai-je, avec des amants de mon sexe et je décidai de ne pas apprendre à conjuguer l’amour au masculin pluriel.

J'avais alors déclaré au bel ange du bord de l'eau que je ne voulais plus le trouver sur ma route et j'évite désormais d'aller faire pisser Louloute au clair de lune.

J’oubliai vite l’anecdote comme j’ai oublié les circonstances de ma première rencontre avec Mario, le sergent-chef de la coloniale. Dans un bar, c’est sûr. Notre amitié s’est bâtie peu à peu, à son rythme propre, d’abord en partant du futile et de la rigolade puis en atteignant des sphères plus graves, plus humaines.

Mon copain est un fils de famille qui a rompu les liens avec le milieu de sa prime jeunesse sur le tard de la guerre pour s’engager à corps perdu dans tous les coups durs à sa portée. Il est mon aîné de presque dix ans et a peut-être été maquisard ou milicien, allez savoir. Nos ébauches de confidences ne remontent pas aussi loin dans le temps.

Il a d’abord servi en Indochine, puis en Corée avec le bataillon français, puis en Indochine à nouveau. Il a été décoré sur tous ces fronts et avait été proposé pour le grade d’adjudant avant d’être bloqué à celui de sergent-chef pour insubordination. C’est un cabochard au grand cœur qui me rappelle Jacques le plus âgé de mes deux petits frères qui ont vécu la fin de la guerre en Allemagne avec les tankistes de l’armée Patton.

Dans quelques mois il prendra la quille. Il a fini par amasser un magot et il projette d'acheter deux camions et de créer une petite compagnie de fret transsaharien.

Il y a un fric fou à faire, m'explique-t-il, en fournissant en marchandises les oasis du sud algérien et, plus loin encore, celles du Tchad et du Niger.

Il se voit déjà dans quelques années, lançant ses caravanes motorisées sur le grand ruban noir qui déchire les dunes jusqu’à El Goléa. Les chauffeurs prendraient alors la piste pierreuse d’Agadès jusqu’à Fort-Lamy, ou celle de Bidon V, l’enfer de la soif, jusqu’à Tombouctou et Bamako. Il y aurait de loin en loin des relais arborant des panneaux tout neufs où on lirait, en français et en arabe : "Entreprise Mario Sergenti, transports transsahariens". On verrait aussi son emblème : un gros camion vu de trois-quarts de face, à l’avant très exagéré par la perspective et avec un dromadaire sur la calandre. Au départ il avait pensé à un méhari au galop, avec de grosses doubles roues sous le cul, à la place des pattes de derrière. Mais je lui avais démontré que ça ressemblerait trop à un cheval à roulettes et il en avait convenu.

En attendant, le futur camionneur m’a entrouvert les portes du milieu bizertin. Il n’y a pas un mec, pas un mac, pas un monsieur, pas une patronne, pas une fille qui ne connaisse Mario, le sergent-chef de la colo. Dans le milieu trouble de la chasse au gogo et de la prostitution il m’a d’abord fait faire une entrée de présentation, en uniforme, avec mes ailes de la Royal Air Force et mon insigne de parachutiste afin d’être bien situé dès le départ. Je suis désormais "Justin le marin", le copain de Mario, et à ce titre je ne puis être qu’un petit dur malgré mon air bien élevé. Ça ne se discute pas. Maintenant je peux revenir en civil, protégé par un filet invisible qui se manifeste par de subtiles attentions.

Dans les bars à musique, mon copain et moi avons droit, par exemple, à la meilleure kémia, à la rince du patron et aux bisous des filles. Il est vrai que nous sommes aussi de bons clients.

Ces agréables récréations sont strictement programmées dans mon plan de travail et ma super-organisation impressionne fort mon copain qui me verrait bien achever ma carrière en amiral. On voit qu’il ne connaît pas vraiment la marine !

De fil en aiguille, j’en suis venu à fréquenter les plus chics lupanars de la ville, ceux où l’on rencontre même, quoique rarement, des officiers en civil. Au "Palmier Bleu" (appelons-le ainsi), il y a la belle Vanessa qui vend son corps la nuit venue et me fait ses confidences sur l’oreiller. C’est une fille de franc-parler. Elle fut quand même abasourdie, lors de notre première rencontre, quand je lui dis que j’avais entendu parler d’elle en ville, de sa beauté, et aussi de son petit différent avec un marin américain dont elle avait amoché le cuir chevelu d’un coup de chaussure à talon.

Pour célébrer ce souvenir, Vanessa m’offre une coupe de champagne et nous trinquons à l’amitié, à la marine, à la Tunisie et à la France.

J’insiste pour payer, mais la princesse menace de se fâcher. Salambô a un cœur immense, parole d’homme, même si elle pressent que c’est de l’argent placé, en quelque sorte.

Mon accueillante hôtesse est une fort jolie jeune femme, fraîche et lisse sans être trop boulotte, prude par artifice mais prête à tout service, tout à fait le genre que se donne cette nouvelle actrice yankee qu'ils appellent M.M. et qui est partie pour faire un tabac.

Une nuit je lui demandai, si ce n’était pas trop indiscret, comment une fille aussi belle avait pu choisir ce métier plutôt qu’une vie plus bourgeoise.

Les longs cils noirs ont finement frémi. Cette histoire fait écho à la mienne lorsque j'avais mis fin à ma carrière d'étudiant miséreux en m'enrôlant dans la marine.

Quel départ pour la vie ! Devoir s’enfuir à douze ans pour sauver sa mise …

J’ai déjà entendu ce discours et je ne pousse pas plus avant les confidences de ma jolie hétaïre, car il faut éviter de s’attacher même par la bande, façon de parler. N’empêche que j’ai de l’estime pour beaucoup de ces filles qui en connaissent long sur le cœur des hommes. Parmi elles, il y a bien sûr des bonnes et des méchantes, des futées et des sottes, mais ni plus ni moins que dans le reste de la société.

Ce qui est sûr, par contre, au-delà de leurs déclarations, c’est qu’elles n’ont pas d’instruction, qu’elles viennent de familles misérables, et que rares sont celles qui pourront s’échapper avant la déchéance. Les plus jeunes se tiennent des propos rassurants mais elles ne sont pas dupes et boivent beaucoup pour s’étourdir.

Mon copain Mario, qui est au courant de tout, m’a appris que les patronnes des bousbirs ne sont en fait que des sortes de gérantes, que les macs ne sont que des gros bras et des sous-fifres, et que tout ce beau monde travaille pour le compte des truands marseillais, vrais patrons de la prostitution en Algérie et en Tunisie.

Mes escapades frivoles sont quand même bien espacées et je me retrouve vraiment moi-même au travail, pas au bordel.

Hélas, toute action laisse sa trace, ainsi va la vie. Ce matin par exemple, j’ai ressenti en pissant une petite douleur bien pointue et j’ai vu une goutte bizarre, inhabituelle, sourdre de mon bâton de maréchal.

Après mon tour de service, je vais voir discrètement André, l’infirmier, qui se met à rigoler :

Maintenant vous savez qu’André fait partie de mes copains de bordée. Il est second-maître, comme moi, et dirige l’infirmerie du Kébir. Il m’envoie pour un traitement discret à Sidi-Ahmed sans passer par Karouba où mes chefs n’ont pas besoin d’être mis au courant. Un copain fera deux tours de service à ma place et je lui revaudrai ça.

A Sidi-Ahmed, le toubib me reproche quand même d’être monté avec une indigène.

Il est bien bon de me dire ça. Si j’étais enseigne de vaisseau j’aurais droit aux mamours des petites demoiselles de la Légion d’honneur, je présume. Donnez-moi du galon, que diantre !

Sur mon lit d’hôpital j’interprète ma mésaventure comme un signe du ciel, un avertissement sans frais. La chaleur et le traitement m’assoupissent. Je ferme les yeux.

Des phosphènes pourpres dansent dans des globes caverneux en avant de mes rétines. Ils tournent au vert et laissent des taches rémanentes qui s’effilochent et se contorsionnent en gros vers lumineux. Des bâtonnets de Malpighi jaillissent de la paroi de la grotte, électrisés. Le temps d'un soupir et de hideux démons bondissent des planches cauchemardesques du Larousse médical de tante Jeanne. Ils se ruent comme des rats sur un scrotum violâtre et boursoufleux, légèrement phosphorescent. Ils le pressent, le serrent, le griffent et le mordillent.

Le scrotum se dédouble en grosses morilles blondes (morchella rotunda) autour desquelles dansent les sept nains de Blanche Neige, la garce ! Un frère de Écoles Chrétiennes disperse les gnomes à coups de chaîne à sifflet. Les morilles se ressoudent en maigre helvelle (helvella lacunosa) puis la verge entière s’érige en satyre puant (phallus impudicus), vibre, éjacule. Le frère s'enfuit, maculé, éclaboussé, baveux, bousculé par ces vicieux de nains qui reforment leur ronde et piétinent le champignonesque sac, meurtrissant les testicules sous la mousse. Au-dessus d'eux le gland se met à enfler comme une saucisse de DCA, se déforme en résille rougeâtre et finit en énorme clathre grillagé (clathrus cancellatus) flamboyant et nauséabond.

Un petit lézard vert saute sur mon ventre et se métamorphose en gros dragon de Komodo, hérissant mon corps de membranes et de palmures. La crête du varan s'enroule en auréole, en fraise Henri IV, en prépuce rayonnant, autour d'un gland vert pomme, luisant comme un chapeau d'amanite phalloïde (amanita phalloides) sous la pluie.

Aïe ! le petit coup de dent d’un démon lilliputien me tire du cauchemar. Je reprends mes esprits et je souris d’amusement tandis que mes dernières visions fondent doucement vers l’oubli. On ne contrôle pas ses rêves, pensé-je, ils sont là pour purger le cerveau.

Fini le bordel. Expérience terminée. Je vais pisser bleu pendant huit jours et tout sera oublié.

Il y a dans mon sillage de charmantes levrettes, lâchées à la chasse au fiancé, qui rêvent de m’attraper comme un gros lapin. Je laisse gambader mes vingt ans en évitant au mieux le lasso des donzelles. Un jour ou l’autre l’une d’elles m’accrochera le cœur. A moi de faire en sorte que ce ne soit pas avant d’avoir terminé mes études.

Pour marquer mes bonnes résolutions, je me suis fait faire un beau smoking noir chez Dino, le tailleur chic. Je fréquente maintenant le gratin de la ville en tant que neveu officiel de monsieur le receveur principal des Postes et Télégraphes et à ce titre je peux escorter, sans faire jaser, la jolie épouse de mon protecteur et ami.

D’autres fois je vais seul aux réceptions du maire ou du résident, ou même au Club des officiers, au double titre de neveu et de représentant, muni d’une belle invitation en règle. J’y rencontre de longues jeunes filles en robe du soir et je les enlace doucement quand les saxos se mettent à gémir.

D’ailleurs, filles ou pas, j’adore le blues. Cette musique me griffe l’âme, mais si doucement que j’en éprouve un délicat plaisir.
 

Guy Roves
Justin le marin