VOGUE LA GALÈRE

Ma mésaventure m’a servi de leçon. J’ai espacé mes sorties nocturnes et je passe davantage de temps sur l’eau, avec Marcel, à ramer comme un galérien pour me faire les muscles. Fini l’amour blennorragique et les fleurs de nuit carnivores. Désormais, je gère mieux ma bourse au meilleur sens du terme car il me faudra puiser dans mes économies pour subvenir à mes besoins à Orly si je quitte un jour la marine pour l’aviation civile.

Depuis une quinzaine, je n’ai pas vu Mario. Je suis allé au bar de nuit de Mireille, sa maîtresse, pour avoir des nouvelles. Il a beaucoup de boulot, paraît-il, car il est occupé à former des soldats sénégalais qui iront gendarmer les dunes du grand Sud. La pacification du sable c’est une façon comme une autre pour l’armée de prouver qu’elle n’a pas vraiment perdu la guerre d’Indochine. Ça crée aussi des liens d’amitié entre militaires de l’Union Française.

Le barman m’a dit que mon copain était venu en coup de vent la semaine dernière et avait laissé pour moi, au comptoir, son superbe poste de radio à huit bandes de fréquences qu’il avait promis de me passer pour que je puisse capter les émissions américaines. Il me donnait le bonjour et me fixait rendez-vous pour le week-end prochain si j’étais libre. Ça tombait bien. Je laissai à mon tour un message.

Mireille qui avait reconnu ma voix depuis l’arrière bar est venue me faire la bise et je suis reparti avec le poste.

Je me dis que la santé est chose délicate et notre corps un bien précieux qui doit être entretenu avec soin. Le sport figure donc en bonne place sur mon programme. Pour un garçon du Midi, je ne suis ni grand ni petit avec mon mètre soixante et onze, et pas gros avec mes soixante-cinq kilos, mais j’ai des muscles solides et je suis endurant. La seule faille c’est que je reste un peu raide du dos car je me suis sans doute tassé durant mes longues heures de vol sur le dur banc du poste de navigation.

N’empêche que la semaine dernière j’ai participé à une espèce de cross-country de Marine-Tunisie à Karouba et que je suis arrivé premier, à la volonté. Mes copains pilotes m’ont d’ailleurs fait une farce pour donner du panache à la ligne droite finale. Comme je passais derrière les TBMs rangés sur le tarmac, ils ont tout simplement mis en route et je me suis envolé vers l’entonnoir en faisant des enjambées de trois mètres, porté par le vent des hélices. Les coureurs suivants ont pu également profiter de l’aubaine.

A cette exception près, je ne pratique plus la course à pied ni aucune autre forme d’athlétisme collectif. Mon activité sportive habituelle, outre la natation, c’est la promenade en bateau : barque à avirons ou périssoire.

Sur la plage du front de mer, nous louons toujours à deux la même barque à Ali, un vieil homme qui en fait commerce du côté de la jetée ouest. Notre bateau est une sorte de canot ventru avec seulement une paire de dames de nage, ce qui fait que nous ramons chacun à notre tour. Marcel a de bons bras, tout comme moi. Nous quittons le port pour longer la côte à l’ouest, au-delà du port de pêche, et nous allons mouiller dans de petites criques à quelques kilomètres, juste avant les champs de tir de l’armée de terre.

Nous jetons l’ancre devant de minuscules plages de sable fin. Nous pouvons alors nous baigner dans une eau transparente, peut-être la plus claire et la plus fraîche de la côte, parmi des girelles curieuses et des sortes de calamars furtifs que les Arabes appellent "chèvres de mer". Nous explorons de petites grottes à demi immergées où nous découvrons parfois des pierres ponces qui ont dérivé lentement jusque là depuis l’Etna ou le Vésuve.

Sur les rochers sous-marins nous cueillons de beaux oursins violets que nous dégustons sur place avec délice.

Le retour au port doit se faire avant le courant sortant, car les eaux de Bizerte sont particulières. La faible marée méditerranéenne est suffisante pour générer un fort reflux quand la mer se retire, à peine perceptible en hauteur mais très important en déplacement d’eau : Les grands lacs intérieurs vomissent leur trop plein pour se mettre à niveau avec la grande bleue. Le mouvement a lieu aussi dans l’autre sens mais produit alors un phénomène plus étalé, moins violent.

Si l’on arrive un peu tard mais avant que le courant des lacs soit bien établi, on peut encore espérer pouvoir rentrer en doublant au plus près le musoir du môle ouest, si la mer n’est pas trop forte. Sinon il faut échouer la barque à l’extérieur de la rade et aller à pied expliquer au loueur que son bateau est de l’autre côté des rochers. La honte !

Ça a failli nous arriver l'autre jour pour quelques minutes de trop et même après avoir doublé le môle nous n’arrivions qu’à faire du surplace. Il ne restait pourtant que vingt mètres à parcourir contre le fleuve marin qui nous poussait hors du port. Impossible de rejoindre le contre-courant latéral qui longe les rochers, impossible à la rame. C’est la vedette de la douane qui est venue nous prendre en remorque et nous avons eu droit à un laüs bien mérité sur la prudence en mer. J’ai proposé aux douaniers de leur offrir une cartouche de cigarettes pour les remercier mais ils ont ri et ont décliné l’offre en disant que des cigarettes ils en avaient autant qu’ils voulaient.

Entre le grand môle et la jetée qui mène au club nautique, l’avant-port est accueillant, protégé par un long brise-lames que j’aime bien contourner en périssoire. Au large de la grande arrête de béton, les lames ont souvent des creux de deux mètres, mais elles se déplacent en houle lente ce qui permet de s’en tirer si l’on est adroit au maniement de l’esquif. A l’attaque de la vague de face, la pointe du bateau s’enfonce d’abord dans la muraille d’eau, puis le long cigare se dresse très haut et il faut rester bien en ligne pour le maintenir sur trajectoire. Quand il retombe et que le caisson avant frappe l’eau avec un grand "splash", il faut amortir suffisamment le choc pour éviter de casser en deux la fine embarcation.

Pour naviguer flanc à la houle, la technique est différente. Il faut tenir la double pagaie au-dessus de la tête et accepter d’être submergé un court instant par les crêtes retombantes, avant de remonter comme un bouchon. On se retrouve alors sur le dos de la vague. On compense la gîte en se tordant tandis qu’on pousse au fond du creux avec le bout de la pale. Ensuite, de l’autre côté, on attaque à hauteur d’épaule. C’est éreintant et on ne peut guère espérer aller bien loin dans ces conditions.

Par grand frais, les vagues du large approchent les trois mètres et je ne fais pas de bateau. Les embarcations du club nautique restent à l’anneau ou font des ronds en deçà du lit du grand courant des lacs et les régates du dimanche sont annulées.

Huit heures du soir. Les premières lumières de la ville se mirent dans la mer plate, toute grise. Au large l’horizon a disparu.

Ali m’a loué sa barque pour la nuit et au retour je n’aurai qu’à l’échouer à l’endroit habituel, en confiance. A l’avant du bateau brille le fanal réglementaire. Je rame lentement tout en devisant avec Juliette, une amie que j’emmène parfois danser. Ce soir nous allons à Zarzouna, une langue de terre sauvage de l’autre côté du port, où l’on n’accède facilement que par la mer. Il y a là-bas une sorte de guinguette qui sert à manger et à boire et où l’on peut gambiller au son d’un phono. Nous y retrouverons sans doute Aldo avec des copains et copines.

La nuit tombée, on peut traverser aisément le chenal du port de commerce, en dehors bien sûr des périodes de courant. Aucun gros bateau ne manœuvre à cette heure tardive, mais il convient de rester vigilant malgré tout. Le voyage jusqu’à Zarzouna prend une quarantaine de minutes et on en a plein les bras quand on arrive. Je fredonne à mi-voix un air américain que son auteur reconnaîtrait à peine car je chante vraiment faux. Juliette vole à mon secours et se met à moduler une complainte napolitaine d’une voix très douce. Les premières étoiles s’allument et les remous de notre sillage multiplient leurs reflets dansants.

A la guinguette nous prenons le plat du jour, des pâtes à l’italienne, fort bonnes, accompagnées d’un lacrima christi di Vesuvi rafraîchi juste ce qu’il faut, à ma demande, car dans les pays chauds on tend à servir le vin beaucoup trop frais.

A cent mètres de là, un groupe de gitans, les premiers que je rencontre en Tunisie, allume un feu de camp. Nous nous approchons. Nous sommes aimablement invités à nous joindre à la fête. Il y a aussi quelques autres jeunes couples de la ville qui semblent bien connaître le lieu et ses coutumes. Comme eux je vais acheter des canettes de bières que nous mettons en commun.

Deux guitaristes attaquent un paso doble frénétique pour lancer l’ambiance. Les flammes montent vers le ciel. Anda !

Une vieille à voix de vent dans les chênes verts, pousse une mélopée geignarde où j'imagine qu'il est question d'amour et de poignards. Une liane en robe à frous-frous se met à onduler en frappant du talon. Ay ! Ay !

Les guitares égrènent maintenant des notes vibratines qui s’écaillent en trilles nacrés. Mille perles bleues miroitent dans l’imperceptible brise. Un bref silence, comme un soupir, et voici qu'une voix mâle, rocailleuse, se lève. Elle coule, roule, tourbillonne au fil de l'eau du vieux Guadalquivir. Instant magique ! Les étoiles frissonnent. Je suis heureux de ne pas bien saisir les paroles, le mystère y gagne. Je demande à voix basse à mon voisin quel est ce chant. Il met un doigt sur ses lèvres, me fait un signe qui signifie : "plus tard."

La voix se meurt. Le souffle chaud de la mer nous caresse tandis que crépite le feu. Etincelles. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes que l’envoûtement cesse. On applaudit. Mon voisin se penche vers moi et murmure : "el cante."

Je n'ai pas très bien saisi :

C'est le titre que j'aurais voulu connaître, mais je n’insiste pas et je dis seulement : "c’est beau."

La fiesta reprend. La bière coule dans les gosiers. Le folklore des sierras cède la place aux "espagnolades" de plage. Ole !

Autour du feu chacun vient danser sans façons. C’est la fête.

Plus tard, dans la barque du retour, Juliette s’assoupit, un sourire aux lèvres. Ses seins tendent son chemisier.

Ainsi commence un poème de Federico, sa version française. J’ai oublié le texte exact, mais des fragments m’en reviennent en mémoire, par bouffées.

Je rêve tout en ramant.

Sur le taffetas noir de la nuit bizertine, scintillent dix mille diamants. Alpheraz brille au front d’Andromède endormie.
 

Guy Roves
Justin le marin