DRAPEAUX DE SEPTEMBRE
Justin entrouvre un œil, son somme a été bref. A Camurac, le peuple des colons n’est pas soumis au rythme des galères. La pseudo sieste arrachée à l’encadrement assure aux plus grands une dose appréciable de liberté conditionnelle.
Bien qu’éveillé, l’enfant reste étendu et laisse son esprit vagabonder. Il se dit qu’il est déjà confronté à l’Histoire, qu’il doit affronter l’avenir sérieusement et refuser de se laisser engloutir dans le malheur. En général, les gamins surnagent mieux que les adultes. Entre eux ils évoquent sans crainte leurs situations et leurs préférences et ils sont généralement plus attentifs que leurs aînés à l’opinion d’autrui. Ce qu’ils placent au-dessus de tout c’est la sincérité. Un mur d’amitié les protège, sans faille, sans lézarde. Il ne s’agit pas des gamins de la colonie, camarades éphémères d’un mois d’été, mais de ceux de Sable-de-Rivière, des copains de la rue ou de l’école. La rue les unit, laïcards et élèves des Frères, fils d’anarchistes ou de bourgeois, Français et Espagnols, pétainistes et gaullistes ou les deux à la fois, car aux enfants tout est possible.
Justin songe à ses ivresses martiales d’il y a trois ans déjà, à la fin de l’été. Il en avait tellement entendu sur le compte de ce démon d’Hitler qui menaçait ses voisins et n’allait pas tarder un jour ou l’autre à vouloir reprendre l’Alsace et la Lorraine. Tout le monde souhaitait ardemment que notre brave armée aille lui dire : "Halte", une fois pour toutes. Justin avait lu, dans la Croix de l’Aude du dimanche, que les évêques allemands avaient élevé une protestation contre une décision du gouvernement nazi. Si les catholiques allemands refusaient de partir en guerre, qu’est-ce qu’il pourrait bien faire, Hitler, on se le demande. A moins qu’il n’y ait pas beaucoup de catholiques en Allemagne. Il y en a de toute façon en Bavière, c’est connu.
Justin se force à se souvenir. Il quitte Camurac, plonge dans sa mémoire :
Comme chaque vendredi, ils font maigre : morue bouillie et salade verte, de l’eau teintée, plus une tasse de café pour la tante. Ils ont commencé à manger, mais la porte du magasin ne sera fermée qu'entre une et deux pour pouvoir servir les attardés du matin, surtout des enfants que leur mère expédie chez l’épicier quand il manque quelque ingrédient au moment de passer à table. Ils sont avertis par le carillon de l’entrée et peuvent voir aussitôt le client en tournant simplement la tête car ils mangent avec la porte de séparation ouverte, pour surveiller la boutique. Lorsque quelqu’un se présente, ils vont servir chacun à leur tour. Si ce sont des gitanes, la tante et la grand-mère se lèvent toutes deux tandis que Justin va se poster dans l’escalier qui mène aux étages, à un panneau vitré dissimulé dans un trou d’ombre, derrière des bouteilles d’apéritif, et d’où on peut tout observer sans être vu. Son rôle c’est de surveiller les mains.
Une heure vient de sonner au clocher de l’église. Justin est allé à l’entrée pour fermer la porte à clé et il observe des allées et venues inhabituelles dans la rue, surtout devant la mairie.
En moins d’une heure la ville est sens dessus dessous.
Éberlué, Justin contemple l’affiche mouillée de colle fraîche, placardée au panneau contre le mur de l’église, à l’aplomb de la grande horloge. Il essaie de graver dans sa mémoire les deux drapeaux tricolores et le texte : "Ordre de mobilisation générale." A propos quel jour sommes-nous ? Le 1er septembre 1939.
L’heureux père est aussitôt mobilisé. Il a le grade de sergent. Il part escorter un convoi d'équidés de Tarbes jusqu’à Castres. Son absence dure une huitaine. Il est affecté à l’armée de réserve dès son retour à cause du quatrième enfant. Raoul, son cousin germain, rejoint un bataillon de chasseurs alpins. Il reparaît le mois suivant, réformé. Numa, parrain de Jacques et beau-fils de la tante Brigitte, part pour le front. Justin est ravi d’avoir vu son père en muletier et son cousin Raoul en chasseur des neiges. Il demande à ce dernier s’il sait bien skier.
Les gamins ne tiennent plus en place. Ils sont très excités :
Dans les écoles on se met à apprendre des chants patriotiques et les Frères se surpassent en faisant fulminer à leurs élèves une kyrielle de couplets de la Marseillaise. Pour sa part Justin fouille partout, dans les caisses de bouquins du grenier et dans celles de la réserve de l’école, pour dénicher de vieux livres où il pourrait découvrir quelque couplet oublié, car la Marseillaise est un "air chéri" qui s’est allongé au fil des régimes avec chaque fois un ton un peu particulier :
Officiel :
"Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé."
Jacobin :
"Que veut cette horde d’esclaves, de traîtres, de rois conjurés ?"
Xénophobe :
"Quoi ! Ces cohortes étrangères feraient la loi dans nos foyers !"
Incorruptible :
"Tremblez, tyrans ! et vous, perfides, l’opprobre de tous les partis."
Sanguinaire :
"Ô toi, céleste guillotine, qui racourcis reines et rois :"
Généreux :
"Français, en guerriers magnanimes, portez ou retenez vos coups !"
Grandiose :
"Amour sacré de la patrie, conduis, soutiens nos bras vengeurs."
Jeune :
"Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus."
Et religieux :
"Dieu de clémence et de justice, vois ces tyrans briser nos cœurs."
L’hymne préféré des enfants c’est le Chant du Départ, parce qu’ils aiment son optimisme (La victoire, en chantant…) et qu’ils se grisent des phrases exaltées (sachons vaincre ou sachons périr…)
A leur âge, ils serrent les dents pour un bobo, mais "le Dormeur du val" leur tire des larmes parce qu’ils sont sensibles à la vision poétique. Exaltez sans retenue une troupe de gamins avec des chants et des cris et distribuez des fusils, pas besoin de rhum ni de vin rouge. L’enfant ne craint pas de jouer sa vie car au fond il ne croit pas qu’il puisse mourir définitivement.
Monsieur Jean, le vieux frère qui a subi la guerre civile d’Espagne, est parti se reposer à Fonseranes, à la maison des Frères près des écluses de Béziers, comme l’avait fait deux ans plus tôt monsieur Donadille qui était encore plus vieux et avait vécu sous Napoléon III. L’école est maintenant dirigée par monsieur Machin, natif de Camurac. L’autre frère est un tout jeune homme, monsieur Chose, qui joue avec les enfants. Les bras étendus ils font les Stukas et l’attaquent en piqué. Lui, c’est la DCA. Il a mis un bout de tuyau dans un arrosoir en guise de canon, et – tac-tac-tac – il les descend les uns après les autres. Tout le monde s’amuse bien à la récré.
Ils n’auront pas l’occasion de jouer bien longtemps ensemble car le frère part au front comme brancardier et on n’entendra plus parler de lui.
Au bout de quelques mois, arrivent les réfugiés lorrains au milieu d’incroyables baluchons. Un peu plus tard débarquent les cavaliers belges et leurs chevaux. Puis, en mai 1940, c’est l’offensive… hélas, l'offensive allemande.
Lorsque le roi Léopold III capitule, les journaux portent en bandeau : "Léopold, le roi félon" et les soldats belges pleurent dans la rue. C’est la catastrophe, le cataclysme. Dieu ne peut pas laisser faire ça ! Les officiers vont et viennent, accablés. Les patriotes ne vont pas manquer de leur reprocher d’être là, à l’arrière, alors que les braves poilus, qui se battent aussi pour eux, sont toujours en première ligne. Heureusement les Anglais restent fidèles et vont nous aider à contre-attaquer pour donner une leçon à ce roi poltron qui n’a pas fait confiance à ses alliés et a préféré se rendre. Le général Gamelin a assuré le pays de l’invulnérabilité de la ligne Maginot et plus à l’ouest, de la forêt ardennaise aux plages du Nord, les Panzers sont attendus de pied ferme. Personne ne peut savoir que le général Huntziger n’a pas pu colmater la brèche de Sedan et que des régiments entiers sont déjà acculés à Dunkerque.
A l’église les prêtres sont parfaits. Ils savent trouver les mots pour faire éprouver aux fidèles beaucoup de compassion pour leurs frères wallons et flamands qui subissent une si douloureuse épreuve. Il faut prier pour eux, prier, prier. Dans la rue, on regarde à nouveau les Belges avec sympathie.
A tout hasard, les autorités renforcent les règles de défense passive et la ville est carroyée en îlots. On oblige les gens à voiler les lumières la nuit venue et à aménager les caves voûtées, nombreuses à Sable-de-Rivière, qui sont baptisées abris et dont une petite pancarte indique chaque fois l’entrée depuis la rue, ainsi que le nombre de personnes admissibles. L’abri de Justin et de ses deux mères nourricières c’est la cave de tante Jeanne à laquelle on accède par la rue de la Goutine. Elle est extrêmement solide avec sa voûte en pierre et il n’existe pas de bombe assez grosse pour l’ébranler, paraît-il.
Durant plusieurs jours, les services municipaux fournissent de grands tas de sable sur la place de la République et Georges Théron invite la population (et ran-plan-plan) à aller y remplir des sacs qui, à tous les étages, seront placés contre les fenêtres en prévision des bombardements aériens comme celui de Guernica en Espagne où il y a eu beaucoup de civils tués. D’utiles instructions sont diffusées un peu partout, pour apprendre des gestes essentiels, comme par exemple recouvrir de sable les éclats enflammés d’une bombe au phosphore (jamais d’eau) ou enfiler un masque à gaz, mais aucun n’est distribué et les connaissances de la population resteront théoriques. On incite les citoyens à la bravoure en leur expliquant que pour éviter d’être écrasé par un char d’assaut il faut se coucher dans le bon sens entre les chenilles. On peut aussi mettre le feu à l’engin si l’on dispose d’un chiffon, d’un briquet et d’une fiole d’essence.
Lorsque l’Italie entre en guerre, on rafle les Italiens. Le brave marchand de bois de la rue du Palais, qui avait quitté sa péninsule pour la France, est arrêté. Son fils est pourtant bien français. C’était un copain de patronage de Justin avant la guerre et il avait été enfant de chœur et Cœur Vaillant comme lui. Certaines langues commencent à maudire ces "macaronis" qui trahissent leurs amis, donnent des coups de couteau dans le dos ou volent au secours de la victoire. Justin est écœuré.
La
vigilance générale devient excessive et tourne à la
psychose. Un mot nouveau est à la mode : "slogan". Il s’agit d’un
bourrage de crâne ou d’une devise, personne ne sait au juste pour
l’instant, en tout cas il faut s’en méfier. Des bandeaux portant
l’avertissement : "attention, les oreilles ennemies vous écoutent",
fleurissent dans tous les lieux publics. Il est aussi question de bonbons
empoisonnés que pourraient larguer les avions de la Luftwaffe et
les enfants sont dûment prévenus. Tout inconnu doit être
soupçonné, surtout s’il a une tête d’espion (!) ou
celle d'Erich von Stroheim. On reparle de Mata-Hari et même du capitaine
Dreyfus, car les mythes ont la vie dure. On se remémore les braves
maréchaux Foch, Joffre, Lyautey et Pétain qui ont sauvé
la France et on se dit qu’on en a encore un sous la main !
Guy Roves
Justin le marin