SECONDE INVASION
 

La colo de Camurac s'acheva sans histoire.

Au début de novembre 42, les Américains débarquèrent en Algérie. Le jour de la Saint-Martin, où l’on commémore l’armistice de 1918, les Allemands envahirent la zone libre. La flotte se saborda à Toulon et les premiers uniformes vert-de-gris apparurent à Sable-de-Rivière.

Ce fut d’abord une petite troupe qui nicha son PC dans un local réquisitionné, à l’angle de la rue du Consulat et de la rue Saint-Martin, en face de la statue de saint Pierre. Une guérite rayée de noir, de blanc et de rouge, fut placée sur le trottoir avec une sentinelle en armes.

Le spectacle de la relève était hallucinant. Un sergent arrivait, raide comme un canon, escortant deux hommes casqués, sanglés, enferraillés, mécanisés, décervelés. Il se mettait à hurler des ordres dans une langue rauque, incompréhensible. Les Mauser étaient maniés, présentés, épaulés avec des claquements de mains sur les crosses. Le clou du numéro était la parade de l'oie avec ces bottes qui martelaient le sol à le faire trembler. Les grandes personnes pour éviter la scène s'éclipsaient par la première ruelle venue ou entraient dans un commerce pour attendre, mais les gamins de la rue venaient regarder ça du trottoir d'en face, un peu en coin ou bien par en dessous en faisant mine de discuter entre eux pour ne pas avoir l'air de mauvais Français.

Hors service, les touristes ostrogoths faisaient montre d’une raide politesse, voire de mondanité affectée. Ils cédaient le trottoir aux dames ou s’inclinaient en claquant des talons. Les enfants étaient impressionnés par les bottes luisantes des officiers et par leurs dagues. Cependant la population adulte continua à battre froid aux nouveaux venus et il n’y eut jamais de contact personnel entre eux et l’habitant, à l’exception toute relative des ordonnances qui allaient faire leurs courses chez les commerçants.

A l’épicerie de la grand-mère on eut bientôt la clientèle de Fritz, un bavarois autour de la trentaine, qui arrivait à s’exprimer en français et parlait parfois de sa femme et de sa fille et du grand malheur qu’était la guerre. Sa médaille, il l’avait gagnée en Russie mais il aurait préféré être resté chez lui. De plus il était bon catholique et ça rassurait mémé Camille qui craignait plus que tout d’être piquée par un uhlan.

Voici plus d’un an que les Belges sont partis, presque tous. Le colonel Doyen habite toujours en face de l’épicerie, avec sa famille. Comme son ordonnance l’a quitté, c’est maintenant madame Doyen qui fait les courses, ou Ouistiti.

Hibou a disparu.

Dès son retour de colonie, Justin s'était précipité chez lui mais avait trouvé porte close. Les voisins étaient restés bouche cousue, comme s’il n’avait jamais existé. Les gens deviennent méfiants et ne veulent pas avoir d’histoire, d’autant que depuis quelque temps des inconnus apparaissent, restent quelques jours, puis disparaissent comme ça, sans qu’on sache vraiment ce qui se passe. Justin espère en tout cas que son ami aura pu passer en Espagne avec sa mère.

Privé de repère, le garçon ne sait plus à quel saint se vouer. Il n’attend aucune lumière de sa tante qui plonge dans le mysticisme, porte cilice, se flagelle et consacre ses soirées à la lecture sans fin de l’Imitation de Jésus-Christ. Tous les matins, communion. A midi, montée accélérée à Notre-Dame de Marceille pour une prière. Une visite au cimetière en fin d'après-midi termine les dévotions externes de la sainte fille. Un de ces jours elle pourrait bien leur faire des stigmates, pense la grand-mère dont la prière est aussi le seul recours. L’aïeule est pourtant moins souvent visitée par les âmes du Purgatoire depuis qu’elle récite tous les soirs un chapelet préventif à leur intention.

Le père est encaserné à Guéret, dans la Creuse. Cet été, fatigué de sa misère, il s’était engagé dans la Légion Tricolore pendant que Justin était en colonie de vacances à Camurac. Les anciens partisans du colonel de la Rocque pouvaient enfin rêver à nouveau de croisade, ils n'allaient pas laisser échapper ça. Et bla-bla-bla ! Antoine ne fut pas long à se laisser convaincre, mais à Sable-de-Rivière il fut le seul à s'enrôler vraiment.

Dans les églises, on implore toujours le Ciel avec ferveur et monseigneur l’évêque consent enfin à se manifester. Ses lettres pastorales, scrutées jusqu’au détail, sont difficiles à déchiffrer et chacun les interprète selon sa pente. On prie pour que Dieu protège la patrie, pour qu’il libère le territoire ou pour qu’il garde le Maréchal en bonne santé. La grand-mère espère toujours que le pape Pie XII dira enfin clairement ce qu’il faut faire, mais en vain. Mathilda pense que ce pape est pourtant mieux placé que quiconque pour savoir ce qui se passe puisque son état n’est pas occupé et qu’il est l’ami de Mussolini.

Le pape d’avant-guerre, qui s’appelait Pie XI, avait condamné les communistes et les nazis tout en restant en bons termes avec le Duce pour des raisons de proximité, mais ça n’avance pas à grand chose de se dire ça, car c’était avant Pétain. D’autre part le cardinal primat des Gaules chante depuis Lyon les louanges du vieux chef envoyé par Dieu et exhorte les bons Français à prier pour lui jusqu'au trop plein.

Et pour prier, on prie. Neuvaines, implorations, sermons et communions, le peuple de la Foi fait le siège du Ciel.
 

A l'occasion d'une grande neuvaine, monsieur l'archiprêtre récompensa notre gamin de sa piété en lui accordant l'honneur de prêcher quelques minutes du haut de la chaire de Saint-Martin pour encourager les paroissiens à beaucoup prier pour la France. Ce fut très réussi. Le petit fit pleurer tout le monde.

Il y eut aussi une madone halieutique, Notre-Dame de Boulogne, qui fit escale à Sable au cours d’une longue tournée à travers le pays et fut promenée en procession à Notre-Dame de Marceille, sans craindre le double emploi. Justin avait eu l’honneur de faire partie de la cohorte des porteurs de la sainte statue et monseigneur l’évêque lui avait tapoté la joue à cette occasion.

Cet été, avant l’arrivée des Allemands, monseigneur Saliège, l’archevêque de Toulouse, avait fait savoir à l’évêque de Carcassonne que la police arrêtait des gens, étrangers ou juifs, et les maltraitait et monsieur l’archiprêtre de Saint-Martin avait consacré un prône à ce sujet. Beaucoup de paroissiens avaient été indignés, mais quelques-uns eurent le culot de dire que Mgr Saliège ferait mieux de s’occuper de son diocèse. Ce n’est pourtant pas un crime d'être né ailleurs, ni la faute des juifs s’ils sont juifs et c’est mal de persécuter des gens qui ne font de tort à personne, même si leurs ancêtres ont livré Jésus aux Romains. C'est en tout cas ce qu'a déclaré la grand-mère et Justin croit qu'elle serait capable d'en cacher un car l'époque est exceptionnelle, mais alors elle aurait très peur.

Cette histoire a fini par être oubliée par tout le monde. Justin pense qu'Hitler est fou. S'il n'aime pas les juifs à ce point, alors il devrait être content qu'ils ne soient pas chez lui au lieu de les attraper pour les installer en Allemagne. A moins qu'il ne veuille les faire travailler de force comme des bagnards et ça se pourrait bien.

Les gens lisent les tracts qui traînent sur les bancs de Notre-Dame de Marceille. Tante Mathilda pense qu’il doit y avoir un curé gaulliste ou communiste dans le coin, peut-être un missionnaire. L’archiprêtre dit qu’il ne faut pas abandonner les tracts sur les bancs d’église car ça pourrait lui causer des ennuis avec la Milice, cette nouvelle organisation qui a pris la suite du Service d’Ordre Légionnaire, ou même avec la police allemande ce qui serait encore plus dangereux. C’est que les occupants font très peur. Leurs panneaux indicateurs piquettent désormais les rues et le drapeau d'Hitler flotte à leur PC, face à l'église. La Wehrmacht a aussi investi le Grand Café. La salle des billards est devenue enclave germanique tout comme le salon du haut dont les balcons donnent sur la Grand-Place. Même Maurice, le fils de la maison, y est interdit de séjour quand ces messieurs sont là.

En dehors du service, les hommes de troupe circulent toujours par deux, comme des gendarmes. Parfois suivis d'une ordonnance, les officiers marchent menton levé et regard droit devant, fumant de gros cigares dont les mégots ne traînent pas longtemps à cause de la pénurie. De toute façon on ne trouve par terre que des mégots allemands. Les civils d'ici ont toujours leur blague sur eux pour récupérer leurs propres déchets. Les sous-offs et les simples soldats grillent des cigarettes blondes qu’ils appellent Kamel, avec un "K". Un jour Justin a dit : "guten Tag" à l’un d'eux et a reçu en retour un fond de paquet avec quelques tiges neuves. Les enfants en ont fumé une à plusieurs et ont filé les autres à un copain de la bande pour son grand frère qui se cache de la police et visite parfois sa famille en cachette.

Le grand-père est fumeur. Il ne ramasse pas les mégots des autres car il a pu se procurer quelques plants de tabac qu’il a plantés en secret dans sa vigne. Après la cueillette, les feuilles ont été placées sous une galette d'herbe sèche enrichie de fumier de cheval pour qu’elles puissent se transformer à température douce. Il mélange maintenant ce nicotin à sa ration de gris. Il récupère aussi ses propres mégots qu’il roule à nouveau avec de la barbe de maïs quand c’est la saison, car les résidus du gris sont trop riches en goudron et ça pourrait lui irriter la gorge.

Justin aime écouter l’aïeul lui parler de son enfance terrienne, lui expliquer que sa  grand-mère à lui était demoiselle quand elle avait cédé aux charmes d’un galant lieutenant du 47ème de ligne. Le fils secret, futur arrière-grand-père de Justin, avait été confié à une famille paysanne. La trisaïeule s’était ensuite mariée et avait eu une fille qui mourut célibataire et présumée vierge comme cela va de soi dans les bonnes familles. Devenue veuve, la mère voulut reprendre l'enfant de la faute mais le garçon refusa obstinément de quitter sa famille nourricière.

Le temps fit ensuite œuvre d’apaisement et la vieille dame prit l’habitude de venir régulièrement visiter son fils et sa descendance. C’était une personne très belle et très douce. Quant au présumé géniteur, il serait mort en 1895, à l’âge de 86 ans, au faîte des honneurs civils et militaires.

Que penser de tout ça ? Les filles gentilles sont parfois attrapées par le renard. Il ne leur reste alors que leurs beaux yeux et aussi une petite fleur au fond du coeur. Elles recousent leur passé, l'enjolivent, le parent de dentelles. C'est la vie.

En face, du côté de la grand-mère Camille, on raconte une autre histoire, celle d'une innocente enfant, victime d'une regrettable méprise. Un beau matin, un baron encore fringant l'aborda aux abords d'un lieu mal famé. La belle était serviable et suivit le monsieur sans voir de mal à ça. Elle ne savait rien des barons et son ange gardien était un peu con.

L’application de la mémé à défendre la noblesse est un tantinet suspecte et l’aïeule ne révélera pas sa parenté exacte avec la victime de l'abordage, peut-être sa grand-tante ou sa propre grand-mère. Dommage ! Le gamin aurait bien aimé descendre d’un baron, même par l’escalier du service. Il aurait été plutôt fier d’apprendre ça à ses copains. L’histoire du bâtard par erreur sur la personne avait dû faire rigoler toute la ville à l’époque, à la grande honte de la famille. Ils sont tous morts. Qui s’en souvient aujourd’hui ?

Depuis quelques années, la statue du faux ancêtre orne le plus beau jardin de la ville, sur l’île de Sournies. Comme elle est en marbre blanc on n’a pas eu à la cacher pour la soustraire à la récupération des métaux et Justin peut à loisir scruter le buste de pierre dans l’espoir d’y découvrir quelque ressemblance avec un de ses proches, en vain. Après tout, le baron aurait bien pu avoir remis ça en douce, mais ça n'a pas l'air d'avoir été le cas.

Un jour qu’elle piquait une crise après boire, une vieille cousine du grand-père avait asséné au gamin que tout ça c’était des secrets de polichinelle, que les femmes de l’autre côté jouaient les saintes nitouches et que tout le pays savait que sa dévote d’arrière-grand-mère avait été à son époque la maîtresse attitrée de l’évêque. Cette révélation gratuite ne fit ni chaud ni froid à Justin et lui passa par-dessus la tête, et comme l’autre continuait à déblatérer, il l’avait plantée là en haussant les épaules. Descendre d’un baron, d’accord, mais pas d’un évêque ! De nos jours, il y a des gens qui ne respectent plus la religion.

N’empêche que la remarque de la cousine avait dû le tracasser plus qu’il ne le pensait, car la nuit suivante il rêva que monseigneur Boyer-Mas était le rejeton inavouable de mémé Germaine et d'un cardinal de passage.

Il se demande s’il y a autant de secrets dans les autres familles. En tout cas on n’en parle pas. Peut-être qu’en dessous du rang de baron, d’évêque ou de maréchal d’empire, les gens ne cultivent pas leurs ancêtres. Il n'y en a que pour le clinquant et c'est bien dommage !

Les traditions familiales ne sont pas le fruit d'un héritage brut. Il y a toujours filtrage, plus ou moins. Sans parler des vies effacées à jamais. Un bon exemple est celui d'Élie, frère d'Alexandre, d'Hippolyte, de l'oncle Charles curé en Kabylie et bien sûr de mémé Germaine, leur aînée à tous.

Élie pose problème : il a disparu. Il a été gommé de l'histoire de la famille. Il n'a pas de descendance connue, sa trace s'est perdue du côté de Constantine dans les années 80 et il n'est enterré nulle part que l'on sache. Justin aurait pu se renseigner auprès d'Hippolyte avant-guerre, mais le vieil homme était mort trop tôt, avant que cette histoire ne tracasse le bambin.

Comme Dieu n'enlève plus les gens au ciel tout vivants, même les Élie, c'est un grand mystère. Déjà ses frères lui avaient tourné le dos quand il était devenu croque-mort. Mais de là à disparaître ! Il a dû se passer quelque chose. Peut-être qu'il a été fusillé ou guillotiné, ou qu'il est parti avec la bonne ! Une de ses nièces avait bien suivi une sorte de colporteur à l'époque !

Bribes de vie, grains de sable sans importance. Chacun d'eux n'est rien et pourtant ils sont la dune, ils sont le paysage.

Le vieux Jean Pitchou, le pépé, comprend ces choses. Ça se lit dans ses yeux. Mais il vit seul et garde ses pensées pour lui. Avant guerre il était voyageur pour le compte de la maison Amilhat de Pamiers, voyageur en draps et lingerie. On parle encore de lui dans les campagnes. Maintenant il vieillit avec sa vigne. Il la soigne, lui parle. Comme elle, il se sarmente chaque année un peu plus. Il subsiste en faisant pousser quelques légumes entre les souches. La vente du vin de ses soixante ares est son seul revenu. Pour mieux protéger des chapardeurs sa rangée de carottes ou de patates, il couche dans la cabane, se débarbouillant au petit matin à l’eau empoisonnée du puits et allant faire ses besoins dans les sillons du haut. Il travaille à la bêche, à longueur d'année, inlassablement, jour après jour. Il vendange en deux fois, à deux semaines d'intervalle, quand les raisins sont bien mûrs. Il est dur comme un caillou et sec comme un fagot de l’an passé, mais il a la santé. Justin croit qu’il n’a pas vu de médecin depuis la démobilisation de 1918.

Tel n'est pas le cas de la grand-mère qui se  fait ausculter par le docteur Ané quand elle a la crève, comme ce fut le cas l'hiver dernier. Le docteur Ané fut gentleman sportif dans sa jeunesse, le premier du pays à avoir une automobile, l'idole du beau monde et le médecin des riches comme des pauvres. Aujourd'hui il est âgé et sort très rarement. Il n'exerce plus que par amitié, pour une poignée de vieilles, ses patientes de toujours. Il devient dur de la feuille et a la vue qui baisse. Il visite la grand-mère par derrière, à travers sa chemise, et ordonne alors quelque potion que le potard de Bessières concoctera dans sa tanière d'alchimiste.

La sainte femme a des idées hygiéniques très ancrées. Comme elle s’est persuadée qu’elle souffre de constipation chronique, elle prend depuis vingt ans une injection d’eau chaude tous les soirs. Récemment elle a remplacé l'antique clysopompe par un bock en fonte émaillée qu’elle accroche au mur de la cuisine, de préférence quand Justin et sa tante sont couchés. Elle insinue le long tuyau de caoutchouc et son embout sous sa chemise tout en continuant à réciter son chapelet pour les âmes du purgatoire. L'injecteur est en matière noire. On dirait la corne d'un petit taureau. Une fois embrochée, la mémé ouvre le robinet le temps qu’il faut, sans cesser de prier. Le moment venu, elle se rue sur le seau pour vider ses boyaux, elle appelle ça "aller du corps".

Le bock fait bien deux litres et Justin l’Esculape se demande comment on peut s’introduire une telle quantité de liquide par la base, même en faisant des poses. C’est comme un supplice de l’Inquisition à contresens. La grand-mère doit avoir le ventre le plus propre du monde. Heureusement qu'elle n'utilise pas de l'eau savonneuse, sinon merci les bulles ! Elle éprouve peut-être une sorte de jouissance à se supplicier ainsi. Il n'y a pas d'autre explication. A moins qu'elle n'offre ce sacrifice nocturne à quelque sainte.

Il arrive parfois à la douce Camille de se montrer têtue comme une chêvre, bornée, un brin stupide. Quand elle était plus jeune, par exemple, son médecin lui avait dit qu'il ne fallait pas faire de plats sautés à la poêle. Elle avait aussitôt jeté toutes les poêles de la maison et, depuis, on évite de prononcer le mot. L’aspect de l’ustensile, avec sa longue queue et son cul noir, évoque de plus quelque chose d’infernal à sa fille. Cependant, elle continue à faire des fritures, mais dans un plat bien graillonnant où deux petites oreilles remplacent le long manche. Quant à la viande, elle est cuite au gril, sur des braises de sarment, et tante Mathilda adore ça.

Rue Saint-Martin, un nouveau coiffeur qui frise la soixantaine (oh! qu’elle est bonne) a ouvert boutique en face du magasin de Bourrel, le marchand d’asticots et d’articles de pêche, qui est aussi chef des pompiers. Comme Figaro se sert chez la grand-mère, Justin va se faire couper les cheveux chez lui, échange de bons procédés.

C’est un petit homme, chauve et volubile, qui avait émigré aux Amériques à l’époque de sa jeunesse et avait longtemps vécu à San Francisco. Il était venu en voyage en France et était resté bloqué dans l'Ancien Monde par la guerre.

Il avait taillé les tifs des derniers pionniers et rasé des chercheurs d’or. Il était allé à Los Angeles, avait visité Hollywood et rencontré des stars du cinéma muet et du cinéma parlant.

C'est un curieux, il connaît tout. A croire que la Californie entière a défilé dans son salon !

Les grands espaces font rêver le gamin. Entre deux clients, son ami lui apprend des rudiments d'anglais, lui parle des longhorns et des buffaloes, des mustangs, des chiens de prairie, des ânes sauvages, les burros, errant dans les collines, des aigles du Grand Canyon, des indiens Pueblos, des Mormons des lacs de sel. En retour Justin l'aide en faisant mousser le blaireau dans la coupe à barbe. Il apprend aussi à savonner les joues des visages pâles et à tailler leurs scalps aux ciseaux.

Monsieur Urbain (c’est son prénom) est le seul figaro local à parler couramment allemand, aussi les occupants viennent-ils surtout chez lui. Il échange alors des propos avec eux et Justin dans son coin ou blaireau en main écoute sans comprendre un traître mot. Après leur départ, le vieux merlan raconte ce qui s’est dit : des banalités sur la météo et les restrictions. Justin a reçu de lui un beau cadeau : il lui a appris à jouer aux échecs. Les progrès du gamin ont été rapides et il en tire bien des satisfactions.

Les Allemands sont maintenant plus nombreux et ils ont installé une Kommandantur à l’hôtel Terminus, dernier immeuble du couvert de Bessières, jouxtant l’épicerie Sérié où vont surtout les gens riches, car on y a toujours vendu de la bonne marchandise. Beaucoup de produits sont devenus mauvais comme partout, mais le magasin a gardé sa bonne réputation. Les cousins de Justin, par exemple, n’ont jamais mis les pieds au magasin de la grand-mère, même pas tante Jeanne, sa propre sœur. Ils disent qu’il ne faut pas mélanger le commerce et les sentiments. Les petites gens du quartier font leurs courses à l’Étoile, mais la mère de Justin ne se sert pas chez sa belle-mère. Elle envoie Loïc faire les achats d’épicerie dans la rue de la Trinité, bien plus proche, ou à la Goutine, chez Marianne. Elle craint sans doute que sa belle-maman cuisine l'enfant et fourre le nez dans son ménage.

Quand monsieur Urbain a été approché pour faire l'interprète à la Kommandantur, il a refusé et c'est un russe blanc, ancien officier du tsar, qui a pris le poste.

Deux sentinelles sont désormais en faction de part et d’autre de la porte monumentale de la mairie. Elles se raidissent et claquent des talons quand passe un feldwebel et présentent les armes aux officiers.

Un matin, les riverains de la Promenade se réveillent au bruit des camions et des chars. Une troupe de l’Afrika Korps, plusieurs compagnies sans doute, est venue se mettre au vert. Les nouveaux arrivants ont des uniformes de toile couleur sable, certains sont en culotte courte et portent le calot sur l’oreille. Pour la première fois on voit des soldats allemands plaisanter entre eux. Une douzaine de gros canons (plus gros que des 75 en tout cas) sont alignés le long de la promenade du cimetière et les soldats passent leur temps à les briquer. Il y a aussi des camions normaux, des camions à chenilles et quelques chars. Les soldats prennent leurs repas à des cantines mobiles qui leur apportent la nourriture. Ils dorment sur place, sous des tentes ou dans des camionnettes aménagées. Au matin, certains font leur lessive. Ils laissent les gamins s’approcher des canons et des blindés. L’après-midi ils font l’exercice, mettent et enlèvent les filets de camouflage, déplacent les pièces et pointent leur artillerie sur la pointe des sapins du cimetière, sous les yeux fascinés de la marmaille locale.

Certains portent des casques coloniaux et des foulards. Des casques allemands et des casques anglais, en mélange, sont accrochés aux camions et aux canons comme des trophées. Les soldats parlent haut, se prélassent au soleil. L’un d’eux fredonne "Lili Marlene":

Ils sont gais, tout le contraire de ceux de la Kommandantur qui viennent de Russie et font toujours la gueule.

Quelques jours plus tard l’Afrika Korps disparaît de la Promenade pour s’installer dans les bâtiments de l’école supérieure et dans divers autres lieux réquisitionnés. Les exercices des soldats allemands deviennent le théâtre quotidien des enfants de la rue.
 

Guy Roves
Justin le marin