JOYEUX NOËL Ni hautbois, ni musettes pour les cyclopes du Kébir. Les oreilles hertziennes sont toujours à l’écoute du ciel, quel que soit le jour, quelle que soit l’heure, et l’œil du radar n’a pas de paupière.

Un sapin de plus de deux mètres a été érigé dans la salle du mess, près du bar. Aviateurs et marins l'ont paré de boules argentées et de cheveux d'anges. Une veillée de chants est prévue pour Noël et même une petite nouba marquera la saint Sylvestre au tournant de l'année nouvelle.

Les soldats de carrière choisissent généralement de faire des séjours de deux ans pleins aux colonies, ce qui leur donne ensuite droit à une longue permission de deux mois en métropole, tous frais de transport payés, y compris le prix du déménagement en cas de changement d’affectation ou de retour définitif. En attendant, la prime de séjour outre-mer fait paraître le temps moins long à certains, ce qui n’est pas mon cas.

Mes années militaires sont peut-être les plus riches de ma vie, au sens figuré cela s’entend : J’y aurai vécu sur trois continents, je m’y suis fait des amis de différents pays et j’y apprends chaque jour un peu plus sur le comportement des êtres et les relations entre les choses. Il me faudra cependant attendre la dernière étape du voyage pour en tirer leçon et parfaire ma philosophie.

Le beau sapin, nous étions allés le scier en forêt domaniale avec une équipe ravie de la balade. Il faut dire que, ces temps-ci, les gardes forestiers ont d’autres soucis que celui de verbaliser un camion militaire avec une douzaine de solides gaillards à bord. Je suis nouveau venu dans le monde colonial et j’apprends sur le tas que la loi ne s’applique pas pareillement à tout le monde et qu’en fonction de sa niche sociale on a le droit de tirer profit ou pas d’une situation. Tout est question d’interprétation et de doigté. Il faut reconnaître que l’époque est particulière et que beaucoup d’entre nous ont gardé des restes du comportement de temps de guerre. Dix ans plus tôt, quand les maquisards occupaient les forêts, les gardes avaient appris à se faire oublier et aujourd’hui mes copains revenant d’Indochine n’ont rien à foutre des chichis administratifs et des règlements pour civils.

J’avais un moment envisagé de déposer ma candidature pour l’Extrême-Orient afin de me distinguer et devenir plus vite officier des équipages, mais on m’en avait dissuadé en flattant ma vanité : j’étais indispensable sur mon Lancaster. En vertu de quoi, six mois plus tard, on me bombardait "contrôleur d’aéronautique volant" et on me volontarisait d’office pour aller passer un certificat supérieur de contrôleur d’interception aérienne au CICOA de Dijon-Longvic, chez les aviateurs, même pas un brevet, puisque j’étais marin, et j’étais resté officier-marinier c’est-à-dire sous-off.

Ici, qu’on soit arabe ou européen, tout le monde connaît la musique. Bizerte est une ville brassée et conviviale où chacun fait sa police et balaie le trottoir devant sa porte. Personne ne cherche à faire scandale. Il n’y a jamais de grande bagarre dans les bistrots et les patrouilles militaires, toujours discrètes, sont partout bien accueillies, même dans les palais des mille et une nuits chaudes.

C’est d’ailleurs tout à fait fortuitement que je découvris la géographie des bousbirs locaux. Un navire américain était venu jeter l’ancre dans le port et j’étais en train de déguster une bonne bière en compagnie d’un chief petty officer de l’US Navy, à la terrasse d’un café chic de la Grand-Place. Nous parlions de nos pays respectifs et des bases américaines où j’avais séjourné. Très vite nous étions devenus de vrais copains de bordée. J’étais de repos et il était d’alerte ou de réserve de sécurité, un truc de ce genre.

Nous venions d’épuiser le classique sujet de New-York grosse pomme et Brooklyn Naval Shipyard gros pépin, quand la Jeep de la shore patrol survint, Klaxon hurlant.

Mon copain devait aller régler un problème urgent sur place dans un bordel. Il voulut bien m’emmener, faveur appréciée, tant il est vrai que je me sens encore parfois un peu américain.

De nos jours les rapports personnels entre marins alliés se règlent sans paperasserie et les gestes cordiaux ne sont pas rares. Il y a quelque temps, j’avais embarqué pour un exercice de deux jours sur un destroyer norvégien, le Bergen. Au retour de patrouille, quand j’avais quitté le bord, mon blouson de vol était gonflé par les paquets de tabac détaxés fournis par mes amis vikings car je suis fumeur de pipe occasionnel. C’était en Ulster, et les gabelous locaux, à la coule, avaient regardé au large quand je les avais courtoisement salués en franchissant les grilles du port. Quelques mois plus tard, à bord du Lancaster, nous avions ramené sans formalités de Tunis El Aouina à Lorient Lann Bihoué, un lieutenant-commander de l’US Navy qui faisait de l’avion-stop comme je l’avais moi-même pratiqué aux États-Unis. Je pourrais aussi parler de Salem, le chien mascotte de la flottille, que nous embarquions parfois sur notre 25F8 pour l’amener pisser en Cornouaille au mépris des interdits de la frileuse Albion. C’était l’époque où nous allions nous entraîner au GCA à Saint Eval, chez la Royal Air Force. Il nous arrivait aussi de nous poser à Bovingdon, au nord de Londres.

Arrivé aux abords du lieu de l’incident, je restai sur le seuil pour ne pas interférer avec la mission de mes nouveaux compagnons qui foncèrent dans l’établissement matraque en main. Arriva ensuite une petite ambulance. On y embarqua un marin ahuri qui saignait un peu du cuir chevelu et l’affaire en resta là. La Jeep de patrouille me ramena rapidement au centre-ville où mon éphémère copain m’abandonna pour regagner son bord et faire un rapport. Nous n’avions même pas eu loisir d’échanger nos adresses. Une vague s’en va, déjà vient la suivante. C’est la houle qui rythme la vie en mer et mesure le temps qui passe.

Pour ce qui est du sapin, nous n’avions pas fait le trajet pour rien et mon collègue l’adjudant en avait aussi coupé un pour lui. Personnellement je n’ai pas été habitué aux sapins festifs car à la maison nous nous étions longtemps contentés d’une petite crèche provençale. C’était la tradition. Après la guerre, pour faire plaisir à ma jeune sœur Charlotte et pour sacrifier à la mode, on avait fini par placer près des santons, un bout d’arbre symbolique auquel on accrochait l’étoile des trois rois, une branchette d’un quelconque conifère faisait l’affaire. Enguirlandé de cheveux d’ange, notre arbre devenait présentable.

A Bizerte, il y a une famille, originaire de l’Aude, qui me traite en fils de la maison. C’est celle de monsieur Fab**, le receveur principal des Postes, notable de première magnitude. Un cadeau sylvestre lui exprimerait ma reconnaissance et c’est ainsi que les enfants du receveur reçurent, eux aussi, un beau sapin que mes soldats allèrent installer dans l’immense appartement jouxtant la Grande Poste.

Les autres contrôleurs du Kébir sont mariés et ils apprécient de pouvoir passer les fêtes en famille. Comme je n’ai jamais déliré pour les grandes noubas enguirlandées, avec tire-boulettes, mirlitons et chapeaux pointus, j’ai choisi de prendre mon service les nuits de réveillon et de faire du remplacement à charge de revanche.

Pour ce soir de Noël, je prendrai ainsi deux tours à la suite, soit seize heures non-stop. Je vais commencer avec mon équipe jusqu’à six heures du matin et je poursuivrai avec celle d’un collègue jusqu’à deux heures de l’après-midi. J’ai l’habitude de gérer mon sommeil sans problème, et seize heures de travail à terre c’est autrement plus reposant que douze heures de patrouille sur l’Atlantique, seul navigateur à bord.

A vrai dire, ces nuits de fête, tout est très calme. Les pilotes font la java au sol et le ciel reste muet jusqu’à l’aube. Le problème c’est justement de maintenir une veille efficace et ne pas laisser les hommes céder au sommeil.

Deux d’entre eux, par quarts de deux heures, sont chargés de veiller les fréquences. Comme ils sont assis presque côte à côte, il leur est facile de garder l’esprit vif en échangeant quelques propos. Trois autres, disponibles instantanément, sont à leur poste autour de la table de marquage. Ils peuvent lire ou converser à voix basse et sans passion, mais toutes les trente minutes ils doivent entrer en contact téléphonique par câble hertzien avec les cinq stations radiogoniométriques de notre réseau. Café à volonté. Les trois derniers enfin peuvent choisir de rester en salle ou de se reposer dans une pièce attenante en attendant leur tour de veille. Les remplacements se font à l’amiable, mais je contrôle que personne ne soit lésé. Ce n’est d’ailleurs jamais le cas. Ces garçons sont compétents, dévoués et bons camarades, tous engagés volontaires. Un vrai équipage.

Je reste là, surveillant ce petit monde. Mon adjoint se repose à sa guise, généralement en milieu de nuit, mais il surgira à mes côtés au premier appel, prêt à m’assister ou à me remplacer en cas de malaise. A intervalles un peu irréguliers, mais environ une fois par heure, je fais une transmission pour réglage des goniomètres.

La nuit de Noël, il est plus facile de rester éveillé car il est d’usage de s’échanger des messages de vœux entre stations. Certains sont splendides, brodés avec des mots, et nous les affichons dans le coin des Télétypes. Les Anglais de Malte sont de vrais artistes en la matière.

Heure après heure, le temps s’écoule, sans histoire.

Dans moins d’une heure une Prairie amènera en ville quelques-uns de mes vaillants soldats pour une journée de perm bien méritée. Les autres préféreront sans doute rester au fort pour un petit roupillon et n’iront à terre que dans l’après-midi. Ils seront ainsi en meilleure forme et pourront se payer du vrai bon temps.

Du boucan à la porte. C’est la relève.

Ils sont bourrés jusqu’à la gueule, complètement saouls.
Je ne peux pas assumer mon service avec pareille troupe. Je me tourne vers les hommes pour leur dire ce qu’on va faire. Nous sommes neuf. Il me faut cinq volontaires. Deux d’entre eux vivent en famille et leurs proches les attendent, mais ils déclarent qu’ils sont prêts à rester. Je les libère après leur avoir demandé de ne pas ébruiter l’incident car ça mettrait leurs camarades dans le pétrin.

Nous restons sept. Je réorganise la veille pour que les trois hommes les plus frais soient postés et que les trois autres récupèrent un peu. Pas de trafic. Les pilotes roupillent après leur nuit blanche.

Tout se passe le mieux du monde et je termine mon service avec la seconde équipe, complètement dessoûlée cette fois. Lors d’une descente à terre, les fêtards de cette nuit payeront à boire aux volontaires qui les ont remplacés. Je leur impose aussi une pénitence : je prends rendez-vous avec eux pour un jour de repos où je leur ferai faire une bonne heure de crapahutage genre commando. Personne ne sera mis au courant. La moindre indiscrétion peut nous mettre tous dans la panade, puisque j’ai décidé de les couvrir. Je suis le chef, j’assume.

Aucun de mes supérieurs n’aura vent de l’histoire.

La conséquence heureuse de tout ceci fut que les membres des deux équipes devinrent copains. Leur bonne entente fit tache d'huile et le meilleur esprit s'installa au fort du Kébir. La tribu des hommes dignes venait de s'agrandit. Quel beau Noël !
 

Guy Roves
Justin le marin