SAINTE FAMILLE
 
 

En cet été de 1941 on se demande ce que le mot restrictions présage.

A la table de l'aïeule, en dépit du rationnement du superflu, beurre, sucre et café par exemple, la nourriture est restée bonne et simple. La grand-mère cuisine à l’économie mais essaie de maintenir la tradition de la poule au pot du dimanche et de la morue aux câpres du vendredi. Un délice ! L’enfant et la vieille femme sont d’ailleurs de petits mangeurs tandis que tante Mathilda, tellement laborieuse, a droit à son bifteck du mardi pour ne pas tomber dans l’anémie.

Justin aime beaucoup mémé Camille et sa fille, tante Mathilda, qui est la sœur de son père et sa marraine en même temps, il les considère comme ses mères adoptives, en fait ses vraies mères. Il appelle toujours tante Mathilda : marraine, comme il appelle toujours son grand-père : parrain, car la parenté religieuse est prioritaire chez les gens comme il faut.

Le grand-père est séparé de sa femme de corps et de biens. C’est un homme affable, au visage sculpté par le vent, qui chante "Poète et Paysan" au Grand Café quand il est content. Sa voix est puissante même dans les graves et porte jusqu'à l'autre bout de la place. Il aurait très bien pu être chantre à l'église Saint-Martin. Quand l’enfant raconte ça à sa grand-mère qui, comme lui, chante aussi faux qu'un chaudron, elle lui répond que si le vieux roucoule au café c’est qu’il doit avoir bu et qu’il est sans vergogne, mais Justin pense que son grand-père est vraiment poète et qu’il aime beaucoup la nature.

Les frères de Justin sont élevés par leur père et leur mère dans la rue de la Bladerie. Ils appellent aussi tante Mathilda marraine (sans en avoir le droit) mais disent pépé à leur grand-père. Justin, lui, est le parrain de son frère Antoine, né au lendemain de la mobilisation générale. Son père l’a prénommé Antoine parce que s’il mourait à la guerre il y aurait un fils qui porterait son nom et ça consolerait un peu la grand-mère.

C’est assez rare de nos jours que des fils portent le prénom de leur père. Autrefois, quand on parlait surtout patois dans la région, on donnait des sobriquets aux gens ou l'on ajoutait un adjectif à leur petit nom pour les singulariser. C’est ainsi que le grand-père est connu depuis toujours sous le nom de "Jean pitchou" qui veut dire "petit Jean".

A Villelongue, petit village des environs, vit l’autre grand-mère, veuve, ainsi que la tante maternelle et ses enfants, mais Justin n’a rencontré ses cousins germains que trois fois à ce jour. Ses frères les connaissent mieux.

De mémoire d’enfant sage, la grand-mère Camille a toujours porté des habits de deuil des orteils jusqu’au cou. Les bambins ont l’œil perçant. Là où un adulte blasé ne voit qu’une forme noire, les enfants discernent bien des détails, captent des relents domestiques, leur inventent une histoire, hument d'inavouables patchoulis, imaginent les corps engainés, punis, suppliciés pour l'amour du ciel ou remodelés par les lacets et les baleines, comprimés par-ci, étirés par-là, selon les canons des classes sociales et les tentations du diable.

La grand-mère coiffe en chignon sa chevelure blanche et ne la dénoue que pour se mettre au lit. Ses cheveux sont fins comme de la soie indienne et elle les lave à l’eau tiède à la belle saison. C’est une opération délicate qui nécessite l’aide de Justin. Comme l’aïeule a un scalp qui descend aussi bas que sa ceinture, elle n’y voit goutte une fois qu’il est rabattu sur le devant et l’enfant doit guider la masse blanche vers la cuvette en zinc posée sur une chaise tandis que la mémé se courbe lentement.

On verse une tiède décoction de bois de Panama sur la nuque offerte, environ un tiers de grande casserole. Si nécessaire, on fait mousser un peu au savon noir en malaxant, pas trop, pour ne pas abîmer les fragiles fils. On rince. Les cheveux sont  essorés doucement. On rince à nouveau  jusqu’à ce que l’eau coule claire.

On en arrive enfin à la torsion finale et à l’essuyage à la serviette-éponge. On démèche au peigne à grandes dents pour ne pas moutonner, après quoi les flaques d’eau au sol sont épongées par Justin tandis que la grand-mère entame son séchage, assise dans l’ombre, derrière une fenêtre aux volets entrebâillés, car être vue les cheveux dénoués serait une catastrophe, même avec une serviette sur la tête. La sainte femme récite alors un chapelet pour ne pas rester sans rien faire. Au dernier gloria, tout est sec.

A la maison comme au magasin, Camille porte des sandales de toile noire à semelle de corde. Pour sortir, elle chausse de petits souliers noirs à talon plat. Elle enfile au lever des bas de coton noir fixés au-dessus des genoux par de rudimentaires jarretières. Son inusable jupe noire descend sous les mollets. Si elle cuisine, elle protège ventre et giron par un tablier noir chichement orné de motifs floraux, violets ou gris clair. Justin est son seul petit fils à savoir qu’en dessous elle a un gilet de coton blanc, un corset baleiné blanc ou rose, une chemisette en lin blanc et une grande culotte en coton ocre chair ou violet pâle que l’on ne trouve qu’au magasin Rivière et Vaquer de la place du maréchal Pétain. Le grand-père le savait peut-être lui aussi à l’époque.

La mémé ne porte pas de soutien-gorge. Elle n'enlève quasiment jamais le scapulaire qui la protège depuis sa première communion et qui dégage une odeur de sainteté un peu picotante. Le ruban du saint objet s'est arraché ou a cassé plusieurs fois de vieillissement. A chaque fois, on a recousu ou fait un nœud, ce qui l'a raccourci d'autant. Et puis un jour, le système rapetassé n'a pu franchir les oreilles et les rubans ont été définitivement remplacés par de solides lacets de bottines.

Justin est trop petit pour avoir droit à un scapulaire. A la place, il doit toujours porter une médaille miraculeuse accrochée à son tricot du dessous par une épingle à nourrice. Cette médaille est là pour le protéger et aussi pour lui rappeler que, où qu’il soit et quoi qu’il fasse, Notre Dame le regarde.

Le soir, lorsqu'il est couché, la grand-mère vient voir s'il dort et s'il est resté bien bordé pour ne pas tomber du lit. S'il n'est pas tout à fait endormi, elle lui dépose un baiser sur le front. Il esquisse un petit sourire, sans ouvrir les yeux, tout en humant délicatement l'odeur de sainteté de l'aïeule. C'est ainsi que les poulains s'attachent à leur mère.

Quelquefois, aux heures profondes, Camille se lève pour un pipi. Elle en profite pour vérifier si les mains de Justin n'ont pas glissé par inadvertance vers son ventre. Si c'est le cas, elle les ramène vers le haut et les croise modestement sur la petite poitrine. La mémé a un sens inné de l'esthétique !

Le dimanche matin, avant la messe, elle se tamponne le tour de cou avec une touffe de coton hydrophile humectée d'eau de Cologne. Après le lavement du soir, elle se frictionne parfois le dos avec vigueur et aussi les lombes et les cuisses (sans regarder) avec une énorme mitaine de crin, mais elle ne revêt pas de cilice ni ne se flagelle comme le fait parfois sa fille qui veut souffrir sur terre pour obtenir une plus belle place au ciel. Dans son armoire, à l'étagère du haut, il y a un petit coffret plein de papiers de famille, un album de vieilles photos et des grandes culottes fendues qu’elle nomme pantalons et qu’elle ne met plus depuis longtemps.

Mathilda, elle, sent le frais sans artifice. Elle est très propre et très moderne et n'hésite pas à se mettre en jupe-culotte pour faire de la bicyclette. Une fois par semaine elle va prendre son bain aux établissements municipaux du Cougaing et chaque soir elle se brosse longuement les dents avec un dentifrice rose qui mousse avec excès.

Justin aussi se lave les dents maintenant qu'il est louveteau, avant de partir pour l’école. Quand il oublie de le faire, la grand-mère le rappelle à l’ordre si elle y pense. Il a une boîte ronde de savon dentifrice Gibbs qu’il faut gratter avec la brosse avant usage. Auparavant, il se lavait la bouche de temps en temps avec un doigt, au savon de Marseille ou passait la pointe d’un chiffon mouillé sur la paroi des dents de devant comme les vieux.

Pour le reste, tante Mathilda ne se toilette pas à l’évier de pierre de la cuisine comme tout le monde mais dispose d’un meuble de bois verni avec un dessus de marbre blanc, plaqué contre un mur de sa chambre. Il y a là une cuvette ronde et une glace ovale inclinable où l’on peut se voir à la fois la tête et les épaules. Les soirs d’hiver, elle fait chauffer de l’eau dans une casserole, sur le fourneau à gaz, puis elle la transvase dans un pot à eau en faïence pour la monter dans sa chambre.

Inutile de dire qu'aucune des deux femmes n'aurait l'idée saugrenue de se pomponner, de se tartiner de crème, de se poudrer les joues, de se raser les cils ou de s'épiler ou même de se crayonner de rouge à lèvres comme les cocottes de la ville et les traînées de l'usine. Jésus aime les femmes ternes et qu'on ne vienne pas nous parler de Marie-Madeleine qui exerçait le métier de pécheresse et qui fut l'exception pour confirmer la règle.

Au saut du lit, Justin et son aïeule descendent faire leurs rapides ablutions à l’eau froide au robinet de la cuisine. Ce robinet n’est pas loin de la cheminée, allumée tous les jours jusqu’au soir, de décembre à mars, et il ne gèle pour ainsi dire jamais. Cela est bien commode car la cuisine est la pièce à tout faire et sert de salle de bains, de salle à manger et d’arrière-boutique. L’hiver, avant d’aller se coucher, on dispose quelques braises rougeoyantes dans la chaufferette du moine, léger bâti de bois que l’on glisse dans les lits pour les chauffer. En ramassant les braises à la pincette ou avec la petite pelle en fer, il faut veiller à ne pas prendre de "fumarel" (braise fumante) qui rendrait l’air de la chambre irrespirable.

Chez tante Jeanne quand on enlève le moine on glisse entre les draps une bouillotte en laiton, serrée dans un vieux bas, pour se chauffer les pieds. Comme il n’y a pas de bouillotte chez la grand-mère et que l’on utilise à la place une bouteille de verre dans une chaussette haute, il faut prendre garde à ne pas trop remuer en dormant car le bouchon sauterait et le lit serait inondé. Justin plaint les malheureux qui n’ont pas de bûches pour leur cheminée et dont le robinet gèle en hiver. A la fin de ses prières, il remercie toujours la divine Providence pour les bienfaits qu’elle lui dispense car il est vrai que beaucoup de gamins n’ont pas sa chance, surtout chez les sauvages.

Il est parfois réveillé par des âmes du purgatoire discutant avec sa grand-mère. Ça arrive aussi à tante Mathilda. Cette dernière eut même un soir la vision personnelle de quelqu’un vêtu de noir près de son lit, sans doute un démon. La pauvre fille en fut si effrayée qu’elle n’eut pas la présence d’esprit de noter s’il avait les pieds fourchus ou des cornes. Elle avait seulement fermé les yeux et fait le signe de la croix. Quand elle avait osé regarder à nouveau autour d’elle, l’inconnu n’était plus là.

Cette troublante aventure, survenue à quelqu’un de si proche, tracassa quelque temps Justin. Il finit par demander à son aïeule si la vierge Marie avait eu peur elle aussi quand l’archange Gabriel l’avait surprise pour lui annoncer qu'elle allait être opérée par le Saint-Esprit, tandis qu’elle faisait sa prière, comme on peut le voir sur les images pieuses. Camille répondit avec bon sens que personne n’en savait rien mais que pour Mathilda ce n’était pas un ange, parce que les anges sont habillés de blanc.

Pour ce qui touche la religion, la mémé a toujours une réponse prête, à croire qu'une sainte colombe niche dans son chignon. Si elle n'embrasse pas les bébés jusqu'à leur baptême, c'est parce qu'elle ne veut pas embrasser le diable qui les habite et si elle hait les juifs, les francs-maçons et les protestants, c'est parce qu'elle hait le diable qui a pris leur forme. Elle ignore superbement les docteurs de la Foi : son maître à penser c'est le saint curé d'Ars, celui qui tabassait Satan à coups de goupillon !

Justin est heureux. Sa famille est la plus croyante qui se puisse imaginer. L’abandon à Jésus permet à chacun de ses membres d’endurer avec fierté les vicissitudes de la vie. Ils savent qu’ils souffrent parce que Dieu veut éprouver leur amour et ils n’ont cure de paraître tordus et un brin illuminés à ceux qui n’ont pas la foi aussi bien chevillée qu’eux.
 
 

Guy Roves
Justin le marin