LES PETITS LOUPS
 

Le sifflet d’une cheftaine réveille la meute. Étirements. Justin a dormi comme un loir dans la grange aux quatre vents. Il a rêvé de son enfance, de tante Mathilda faisant sa toilette et aussi de tante Jeanne et des âmes du purgatoire. La nuit prochaine il essaiera de provoquer un songe plus excitant en évoquant intensément, au moment de s'endormir, les indiens et les mustangs des aventures illustrées de Jim Boum qu’il suivait sur Cœur-Vaillant avant la guerre.

Ce matin, il est de corvée de cuisine et il a désigné Jules, le nouveau, pour le seconder. Après un débarbouillage glacé au ruisseau à écrevisses, tous deux s'activent déjà, frais, secs et bien éveillés. Leurs congénères en sont encore à s'humecter ou à se frictionner pour combattre le froid en attendant de sautiller aux ordres d'Akéla, la cheftaine en chef. Il faut savoir que les petits cuisiniers sont dispensés d'hébertisme matinal. C'est bien normal : on ne peut pas être à la fois aux fourneaux et au gymnase !

Les deux gamins ont préparé un joli feu avec du bois ramassé la veille. Ils plantent deux bâtons fourchus de part et d'autre et pendent un seau d'eau de source à un troisième bâton posé en travers.

La cheftaine Bagheera, gracieuse vestale, vient les remplacer un moment pour qu'ils puissent aller communier à la messe célébrée par l'abbé Siau sur son autel de guerre.

Justin, tout bon chrétien qu'il soit, murmure une irrévérencieuse oraison. Il ne fait pas ça par impiété mais pour faire sourire Dieu, là-haut, qui a bien besoin d'être déridé par les temps qui courent. La messe est finie. L’eau du seau chante sur les flammes. Justin, qui a repris son rôle de cuistot, place une grosse poignée d’ersatz de café dans une poche de toile et tire sur le lacet qui la ferme avant d’aller la plonger dans l’eau frémissante.

L’ersatz est un mélange d’un peu de chicorée torréfiée et de beaucoup de pois chiches et de glands grillés qu’il faut laisser macérer dans l’eau chaude pendant dix bonnes minutes. Ce n’est ni bon ni mauvais, en tout cas ça n’énerve pas. Deux des quatre cheftaines ont une montre, mais les louveteaux préfèrent évaluer le temps à la course du soleil comme les Indiens. Le matin c’est au pif, mais en fin d’après-midi quatre doigts au bout du bras tendu correspondent à une heure. Si le soleil est à six doigts au-dessus de l’horizon c’est qu’il se couchera dans une heure et demie.

La durée des cuissons varie avec la chaleur des braises et la nature des aliments, c’est pourquoi il faut surveiller ce qui se passe dans la marmite. Pour l’ersatz c’est facile : il suffit, à intervalle, de monter et descendre la poche dans l’eau. Quand le liquide a bruni on peut appeler la meute.

Le propriétaire de la grange a offert trois litres de lait, mais ce lait n’est pas filtré et la crème dégoûte Justin, aussi laissera-t-il sa part aux autres. A midi il y aura des nouilles ou des fayots. Attention : les nouilles il faut les jeter dans l’eau salée quand celle-ci est bien chaude et ne pas trop les remuer. Quand elles commencent à coller ou à fondre, il faut les retirer et les égoutter. Les pommes de terre, on peut les mettre dans l’eau tiède sans les peler et c’est long à cuire, mais les haricots secs c’est encore pire, ça n'en finit pas. Les marmitons de l’avant-veille s'y étaient cassé les dents. Il avait fallu récupérer les grains dans les gamelles, les broyer, les pétrir et les recuire en purée de cassoulet pour le repas suivant. Ils auraient peut-être mieux fait d’en faire des galettes qu’ils auraient pu cuire dans un four polynésien, mais ils n’y avaient pas pensé sur le moment.

À cause du blocus, il ne faut rien gaspiller et il paraît que les pommes de terre vont manquer. Justin pense aux soldats prisonniers en Allemagne, qui ont sans doute faim malgré les colis du Secours National, et il se demande pourquoi le Maréchal n’arrive pas à les faire rentrer au pays. Il voudrait bien en discuter avec Jules, mais il sent que celui-ci ne dira rien car il est timide et suit à la lettre les recommandations de prudence de sa famille. Il n’y a qu’avec les copains de la rue qu’on peut vraiment parler de tout et comparer les points de vue. A part deux ou trois, les louveteaux c’est des péteux ! Ils essaient de se persuader qu’ils sont des petits loups ou des petits indiens et rien de plus. Certains ne savent même pas qu’il y a en Angleterre un général français qui s’appelle de Gaulle, qui était l’adjoint de Paul Raynaud et qui parle à la radio.

Akéla, par contre, sait tout ça depuis le premier jour, mais elle n'aime pas Pétain et c'est inexplicable de la part d'une aussi bonne chrétienne qui a été infirmière au front jusqu'à l'armistice. Mathilda, la tante de Justin, croit que ce sont les horreurs des amputations et le tapage des obus qui lui ont fait perdre le bon sens.

Ce camp de l’été 1941, entre la Caunette sur Lauquet et Clermont, est l’un des premiers que font les louveteaux et il ne durera que six jours. L’année précédente, juste après Mers-El-Kébir, un adjudant-chef de l’armée belge appelé Hibou (son nom-totem) avait créé la troupe des scouts avec le concours du vicaire de Saint-Martin, l’abbé Siau, qui porte des chaussettes noires, des bottines à lacet et des pantalons longs sous sa soutane qu’il relève pour marcher dans la boue. Jusque là, Justin allait au patronage. Il avait été "Croisé" et ensuite "Cœur Vaillant". Comme c’est loin tout ça !

Les premiers chefs scouts étaient tous des hommes, officiers belges ou sous-officiers, et la meute des louveteaux ne s'était pas encore différenciée de la troupe scoute qui ne comptait qu’une dizaine de gamins. Au tout début, ils n’avaient pas d’uniforme et ne portaient pas le foulard actuel qui est noir en signe de deuil à cause de la défaite, avec un large liseré blanc qui symbolise la pureté et l’espoir. De même les franges de chaussettes, sortes de pompons aplatis, jaunes ou verts, n’étaient apparus qu’en automne avec les premières cheftaines. Quand ils réussiront certaines épreuves louveteaux et scouts arboreront des badges sur la manche gauche, mais aucun n’en est encore pas là et les cheftaines, pour la plupart anciennes enfants de Marie converties au bivouac et à l’hébertisme, découvrent le scoutisme au fur et à mesure. En tant que chef de sizaine, Justin a deux étoiles de métal blanc fixées à son béret, de part et d’autre de l’insigne de tissu bleu et rouge représentant une tête de loup.

Les scouts doivent avoir douze ans révolus. Leur foulard est fermé par un anneau de cuir tressé, alors que les louveteaux maintiennent le leur par deux nœuds de cravate, l’un près du cou et l’autre près des pointes. Les scouts ont aussi le droit de porter à leur ceinture un poignard à manche de cuir appelé "guinouell", mais personne ne sait comment ça s’écrit car c’est de l’anglais ou de l’écossais. Leur ceinture est une sorte de petit ceinturon dont la boucle de laiton est ornée d’une croix potencée frappée d’une fleur de lys, l’insigne des SDF, les scouts catholiques. Ils ont aussi un grand bâton sculpté qu’on nomme le staff. Ils sont coiffés d’un béret ou, s’ils ont été totémisés, d’un chapeau à quatre creux comme les policiers montés canadiens.

Justin espère bien devenir scout dans deux ans. Il en discute souvent avec Hibou, le chef de troupe, quand celui-ci vient faire ses achats au magasin de la grand-mère. C'est lui, Hibou, qui organisa les premières sorties dans les bois, troupe et meute confondues, et qui donna à Justin le beau sac de cavalerie avec courroies et aussi la gamelle verte, en aluminium, qui se fixe sur le rabat.

C'est un homme trapu, pas très grand. Il porte des lunettes rondes qui lui donnent un air d'oiseau nocturne. Sa force physique est étonnante. Il vit seul, un peu en marge, car il appartient à un service spécial.

Quelques semaines après l'armistice, la cavalerie royale avait disparu à part une poignée de démobilisés fondus dans la population locale.

Hibou était resté, tout comme son supérieur, le colonel Doyen. Celui-ci habite toujours en face de l'épicerie, au premier étage de la maison Canavy, avec sa femme et leur fils Ouistiti qui a dix-sept ans et se prénomme Hervé en famille.

Ouistiti, est très mince, très malin et très souple. Il porte bien son nom. Un soir qu’il était fermé dehors, comme dit la grand-mère, Justin l’avait vu regagner ses pénates, au premier étage, en grimpant contre la façade et entrer par la fenêtre. Il est vrai qu’il s’était aidé au passage de la statue de la Sainte Vierge qui protège l'immeuble et ses occupants.

Ouistiti est aussi très gourmand. Un matin de juin dernier, sa mère l’envoya acheter un panier de bigarreaux aux jardinières du marché de la Grand-Place. Il était revenu en laissant derrière lui, le long du trottoir, une trace de trente mètres de noyaux et de queues de cerises, depuis l’arche de la banque Jumeau jusqu’à sa porte. Ça fit bien rire tante Mathilda qui l’observait de derrière la vitrine et qui appela sa mère pour qu’elle vienne voir le grand Poucet belge semer des noyaux de cerises en guise de petits cailloux.

Pour sa part, Justin pense qu’il avait exagéré et qu’il n’était pas raisonnable, car il faut être riche pour pouvoir acheter un grand panier de bigarreaux sur la place et ce n’est pas bien de les manger tout seul.

On trouve encore de tout au marché, même si quelques marchandes cachent parfois sous l’étal les produits qu’elles réservent aux clientes huppées.

La grand-mère dit que c’est faire du marché noir que de vendre des denrées au-dessus de leur valeur. Elle va faire ses courses vers midi, au moment où les marchandes vont plier leurs tréteaux et leurs parapluies bleus. Les jardinières lui cèdent alors à bas prix les restes du fond des cageots et il leur arrive d’être généreuses pour elle. La grand-mère est très dévote et serviable et bien des gens disent que c’est une sainte personne.

Au début de la guerre, il arrivait que des fermières lui portent des produits pour le magasin. Elle avait vendu comme ça des dizaines de jambons aux soldats belges quand leur école d’officiers de cavalerie s’était repliée ici au printemps dernier. Tout le monde avait fêté et choyé ces combattants alliés qui s’empiffraient de beurre, de jambon et de patates frites, et qui apprenaient aux enfants des chants patriotiques.

Aux premiers jours de mai 1940, la ville était pleine de chevaux, des bêtes splendides que les soldats nourrissaient, pansaient et ferraient dans toutes les rues parallèles à la rue de la Trinité et à la Grand Rue. Il y en avait aussi à l’affenage de la Toulzane, ancien relais de poste, et beaucoup à la Place au Bois, au cœur du quartier où habitent les copains de la bande à Justin et où tante Brigitte, cousine germaine de sa grand-mère, a un entrepôt. Le vent portait l’odeur de la corne brûlée à des kilomètres à la ronde; ce printemps de 1940 sentait l'épopée et déjà la victoire. La ville était devenue un grand plateau des Gaietés Parisiennes avec du fumier en plus.

On croisait des troupiers avec un gland de laine au bonnet, des sergents et des adjudants avec un gland d’argent et des officiers, souvent très jeunes et très beaux, avec un gland d’or. Les cavaliers avaient des bottes luisantes munies d’éperons et certains tenaient une badine à la main ou sous le bras. Leur lieu de ralliement c’était les cafés de la place, surtout le Grand Café que tenaient les parents de Maurice, un bon copain, et où chantait le grand-père quand il était content. Les ordonnances paraissaient toujours affairées, mais trouvaient quand même le temps de discuter avec les gens, surtout avec les grandes filles.

Des idylles se nouaient avec ces envahisseurs amicaux et certaines finirent en mariage. Que ce joli mois de mai commençait bien : Les soldats s’ennuyaient à la drôle de guerre mais envoyaient de bonnes nouvelles, le führer Hitler se cassait les dents sur l’infranchissable ligne Maginot en attendant de recevoir une bonne raclée et les affiches de monsieur Daladier proclamaient sur les murs que nous vaincrions parce que nous étions les plus forts, ce dont personne ne doutait. L’héroïque Wilhelmine et le valeureux Léopold, fils d’Albert 1er le roi chevalier, n’avaient pas de souci à se faire. Les poilus iraient bientôt faire sécher leur linge sur la ligne Siegfried et, au très grand regret de toute la population, les Belges repartiraient chez eux.

C’est la cheftaine Kâa qui souffle dans sa trompe. Pour rigoler les louveteaux l’ont surnommée la couleuvre car elle porte le nom-totem du serpent python du livre de Kipling. Justin rameute ses cinq acolytes. Les sizaines courent s'aligner face aux reines de la jungle : Akéla l'infirmière gaulliste, Kâa la sonneuse de cor qui se destine au carmel, Bagheera la jolie étudiante et Baloo la boulotte qu'on appelle ballotte derrière son dos.

Après le salut aux couleurs, les appels et les hurlements réglementaires,  Akéla fait le plan des activités de la journée : ils iront en forêt et emporteront de la nourriture froide pour midi ce qui réjouit Justin le marmiton qui n'aura pas à préparer le repas. Ce soir les gamins mangeront des nouilles vite faites, des bouts de saucisse et des pommes de terre cuites de la veille que chacun pourra réchauffer sous la cendre. S'ils en ont trouvé, ils grignoteront des artichauts sauvages, sortes de chardons au cœur très dur mais comestible.

Comme l’huile est désormais rationnée et que le poivre a disparu, le seul condiment qu’ils utilisent c’est le sel. Ils avaient bien essayé de piler des fourmis rouges pour faire de la poudre piquante à la manière de lord Baden-Powell et des zoulous, mais au dernier moment ils avaient avait trouvé ça répugnant. Ça ressemblait à des puces écrasées et aucun d'eux n'avait eu le courage d'y goûter même en fermant les yeux.

Autour du feu de camp, ils boiront du maté Rancho dont Justin s’est fait donner deux paquets par sa grand-mère. Il se demande d’ailleurs comment ce maté a pu venir d’Argentine. Quand même pas par sous-marin ? Il avait sans doute été oublié dans un recoin du grand dépôt de l’Étoile du Midi à Carcassonne.

Le maté est une sorte de tisane qui a un goût de très vieux thé et une odeur de chanvre moisi qui évoque celle des grands lassos, et Justin le gaucho aime ça. Il ferme les yeux en soufflant sur la boisson fumante et rêve d’immenses pampas et de chevaux sauvages. Comme le maté supporte mal la saccharine qui aggrave son amertume, on le boit tout simplement sans rien.

Tous les deux jours, une cheftaine et un gamin de service se rendent au village de Villardebelle qui n’est qu’à quelques kilomètres de marche, pour approvisionner le groupe en pain. Ce n’est pas plus compliqué que ça.

La rosée du matin est vraiment mouillante. Impossible de gambader dans la prairie sans se détremper les chaussures avec un bon rhume à la clé. Pour les cheftaines aussi c’est les vacances et elles ne tiennent pas à jouer les nounous avec une troupe de petits catarrheux, moucheux et éternueux sur les bras. C’est pourquoi les fines louves mènent leur meute sur des sentiers au sec, pistes apaches ou voies romaines selon le menu du jour. Pas question de se rouler dans l’herbe quand on a un sac au dos. On évite ainsi le coryza et l'angine de poitrine. Moralité : il est plus aisé de duper que d’interdire ! Voilà une leçon à retenir, se dit Justin qui observe tout comme un jeune mérou.

En route pour la forêt, les gamins chantent à tue-tête des chants vengeurs qu’ils alternent avec d’autres plus dans le vent : Heureusement que nous avons le maréchal Pétain pour protéger la zone libre et tenir tête aux Allemands !

Dans son entourage, Justin ne connaît qu’une personne qui soit publiquement d’un avis contraire, c’est encore la cheftaine en chef. Elle dit que Pétain est un vieillard gâteux et qu’il faut faire confiance à de Gaulle. Par le temps qui court, elle est courageuse de dire ça, mais Justin est presque sûr que Pétain et de Gaulle s’entendent dans le dos des Allemands et la preuve c’est que les Américains ont un ambassadeur à Vichy auprès de Pétain, et n’en ont pas à Londres auprès de de Gaulle, ce qui ferait double emploi.
 

Guy Roves
Justin le marin