LA MESSE DE MISÉRICORDE

Quand il s’analyse honnêtement, Justin constate que son expérience d’acolyte l'a rendu moins sensible, lui a tanné la peau du cœur. Bien sûr, les sentiments profonds sont toujours prêts à surgir, mais la douleur des autres lui glisse dessus, sauf s’il s’agit de la famille proche ou d’amis chers. Il est devenu comme les curés, professionnel.

Pour l’officiant, par exemple, une messe de funérailles c’est autant un travail routinier qu’une œuvre de compassion. Au moment où il enfile la chasuble noire, brodée de larmes d’argent, monsieur le curé revêt en même temps son visage funéraire sans même y prendre garde. A partir de là, sa voix sera plus sourde. Il ne changera de timbre qu’au moment des psaumes funèbres, lorsqu’il s’appliquera à doubler, un octave trop haut, l’organe tonitruant du vieux chantre dont les accents nasillards font vibrer les fleurs de métal doré dans les vases, lorsqu’il passe près des chapelles.

Le hurleur lance son psaume 129 à un dieu sourd qui regarde ailleurs :

Un grain de riz tombe du bol d’un Chinois, un pauvre hère quitte sa planète de misère, pas de quoi fouetter une galaxie, pense Justin.

Le suisse et les chanoines ont disparu par extinction, provoquant la promotion du Caruso en surplis désormais troisième dans la hiérarchie de la collégiale, juste après le vicaire et devant le sacristain sonneur de cloches. Quand il entre en action il devient la Voix... celle des saints, des prophètes, celle de Dieu lui-même.

Le voici qui se gonfle pour mieux rugir son morceau de bravoure, terrible, menaçant :

Il se mue en chantre exterminateur, l'épée de feu à la main.

Tout tremble. Les parents du mort sanglotent... Il approche, ce jour de colère qui réduira le monde en poussière.

Les femmes ont investi les travées de gauche et les hommes celles de droite. Tous ont maintenant la gorge sèche et l’œil humide. La famille est prostrée, abrutie par la tonitruante liturgie. On pleure, on se tamponne le visage en hoquetant.

L'envoûtement enfle comme une houle, progresse, gagne les derniers rang, contournant au passage quelque îlot de résistance, enfant dans la lune ou mécréant secret, car les anticalotins déclarés sont restés sur le parvis et attendent la fin de la cérémonie.

Indifférents aux regards réprobateurs des saintes femmes de passage, ils échangent quelques mots, forment de petits groupes. S'il fait frisquet, certains s'éloigneront un peu pour fumer un "nina" tout en battant la semelle. Brrr ! On souffle dans ses doigts. Par ennui on consulte les montres de gilet, au bout des chaînes d'or.

Et le mort dans tout ça ? Il est abasourdi. D'abord, de se voir mort, ça doit faire quelque chose, où qu'on soit. On doit même avoir un peu honte d'être cause de tant de pleurs, même si ça fait plaisir de se savoir regretté. Pauvre mort qui ne peut même pas dire comment c'est de l'autre côté !
 

www.blanquette.frPendant ce temps, près du cercueil, Justin observe le farouche chanteur. Il remarque une fine ride levée au coin de son œil, le cordon du masque. L'enfant aime imaginer les pensées des gens. Maintenant, par exemple, le brailleur rêve d’une bonne bière d’avant-guerre, fraîche juste ce qu’il faut, un peu plus si c’est l’été, un peu moins si c’est l’hiver, qu’il boirait au Grand Café que patronne monsieur Jouret, toujours tiré à quatre épingles. Avant la guerre de 14, l’établissement était tenu par monsieur Rancoule, c’était alors le siège du parti des védrinistes, partisans du célèbre aviateur. Aujourd’hui le fils Rancoule a épousé la gamine de Gédéon Guinot, de la blanquette.

Tout à l’heure le prêtre poursuivra sa routine, évoquera la bonté divine, la justice du Très-Haut, déviera sur les devoirs des chrétiens et évoquera au passage la vie du défunt, au besoin avec l’aide d’un petit papier griffonné un peu plus tôt dans la sacristie. Puis viendra l’absoute et c’est Justin qui portera le vase d’argent et tendra le goupillon.

S’il y a un autre enterrement demain, ce sera pareil à un détail près, c’est que Justin n’en sera pas. En effet, comme l’école des Frères est fournisseur attitré de la paroisse en supplétifs liturgiques, une convention verbale a été passée entre le directeur et l’archiprêtre : jamais les mêmes enfants de chœur deux jours d’affilée. Ainsi les gamins peuvent se faire quelques sous sans que leurs études en soient perturbées. De plus ils doivent avoir de bonnes notes en classe pour faire partie des élus.

Les mariages c’est autre chose. Les enfants y reçoivent souvent, en supplément, une enveloppe, comme les curés. Il y a aussi les baptêmes, toujours le dimanche matin après la messe. La moisson y est aléatoire : parfois des piécettes, parfois un cornet de dragées, mais aussi de temps en temps une enveloppe, si c’est un baptême riche.

Justin a remarqué que dans la vie ordinaire, ce ne sont pas les plus riches qui sont les plus généreux, alors qu’à l’église c’est l’inverse. On dirait qu’ils veulent être bien sûrs que leurs charités n’échappent pas à la comptabilité divine. L’enfant a tort de penser ça, car quelques-uns font des aumônes sans le crier sur les toits. En tout cas, quand il fait la quête à plateau dans leurs rangs, il arrive à Justin d’amorcer avec un billet qu’il retire ensuite dès qu’il est hors de vue. C’est le sacristain qui lui a appris le truc. Justin la vertu n’a jamais eu l’idée d’en retirer deux, quel honnête garçon !

Personnellement, la messe qu’il préfère, c’est la messe de six heures, quand la ville est encore dans le noir. Chaque fois qu’il a eu l’occasion d’y assister, il a ressenti une sorte de volupté. C’est une messe basse à laquelle se pointent quatre ou cinq fidèles, rarement plus. Elle est célébrée à l’église de la Miséricorde, rue des Augustins.

Dès que l’on prend place dans une travée, avant que l’office commence, on se sent immergé dans un silence particulier, très pur, fragile, où l’on peut s’entendre respirer, où l’on perçoit le bruit ténu d’une page de missel que l’on tourne. C’est un silence de crypte, propre à susciter des transes extatiques chez les croyants les plus fervents.

Le petit raclement d’un prie-Dieu que l’on déplace rampe jusqu’aux fonds baptismaux. Le claquement d’une chaise que l’on rabat n’en finit pas de tourner entre les piliers avant de s’affaiblir, aspiré par la pierre. Il est impossible de fixer l’instant où le bruit cesse vraiment car de fines vibrations restent comme suspendues dans le vide.

La nef est froide. Dans la pénombre du choeur, la veilleuse du tabernacle projette d'indécises lueurs, fragiles papillons butinant les ors du retable. Deux cierges brûlent devant une madone, allumés par une bonne sœur furtive quelques minutes avant l’office. La senteur de la cire chaude se mêle à un relent d’encens. Une aigreur de moisi suinte des confessionnaux, l'odeur du péché ? Dans le transept, flotte un parfum de lis.

Arrive l’officiant, à pas feutrés, seul. Un dévot adulte se lève et vient spontanément l’assister.

A la messe de six heures la voix est rauque, cartonnée, creuse, comme si elle sortait d’un pavillon de phonographe. Ce n’est pas la voix ordinaire de l’abbé, c’est sa voix du petit matin, une voix de geôle, un chuchotis d’aumônier des prisons. Et pareil pour le répondant. Les paroles psalmodiées à l’autel s’étirent en longs fils jusqu’au fond de la nef, peignées, plus nettes que nature. Justin a entendu une fois cette voix à un camp de louveteaux, alors que l’abbé Siau célébrait une messe aux aurores, dans une clairière bordée d’arbres très hauts.

Il s’agit d’un effet acoustique particulier, lié peut-être à la température et à l’hygrométrie, mais qui dépend surtout de l’épaisseur du silence ambiant, silence de grotte, silence caverneux. A cette voix de l’aube, il manque des harmoniques qui n’apparaîtront qu’une fois le jour installé dans son écrin bruyant. Comme l’on va surtout à la messe de six heures pour communier, c’est aussi la voix des ventres creux.

Justin s’est levé de très bonne heure pour assister à cette messe du point du jour un peu particulière. Comme il n’était pas sûr d’entrer sans encombre, il a préféré attendre que les autres fidèles aient pris place.

Ils sont une soixantaine, groupés aux premiers rangs. Justin humecte deux doigts au bénitier et se signe gravement. Il se glisse dans une travée du fond, pas très loin de la porte, mais suffisamment dans les bancs pour ne pas laisser penser qu’il puisse être là en simple curieux ou pire. Il s’agenouille et compose intérieurement une petite prière pour demander au Seigneur de veiller sur sa famille et sur la France.

C’est dimanche d’Avent et le prêtre a revêtu une chasuble violette. Les sœurs en charge de l'église lui ont prêté les habits sacerdotaux nécessaires pour officier en solennité. Il a deux assistants recueillis.

Justin répond à mi-voix : et sa prière rejoint un lourd fleuve, puissant, si différent des répons de l’église Saint-Martin où flûtent les voix douces des dévotes.

Quand le prêtre monte les degrés de l’autel, le bruit de ses bottes martèle le silence. Le gamin ouvre son missel à l’office du jour et parcourt l’Introït : "Peuple de Sion, voici que le Seigneur va venir pour sauver les nations …" et il se dit que ce doit être diablement difficile pour Dieu le Père de contenter tous ses enfants, quand Il reçoit les prières liées d’un gamin de Sable-de-Rivière et d’une troupe de la Wehrmacht !

Le moment venu, l’aumônier donne lecture d’une épître de saint Paul aux Romains, que Justin suit dans son paroissien car il n’entend pas un traître mot d’allemand. Un peu plus tard il fait de même pendant l’évangile selon saint Mathieu. Au moment de la communion il reste à genoux et se fait tout petit en baissant la tête, car presque tous les soldats se sont avancés vers le chœur pour communier et voici que, sur la file du retour, ils l’ont en point de mire, isolé dans les bancs du fond.

Il hasarde un œil. Il croit bien qu’aucun ne le regarde. Ils reviennent à leurs sièges ou à leurs bancs, les yeux baissés, les bras croisés. Ils essaient de ne pas cogner des talons et le bruit de leurs bottes n’est qu’un sourd roulement, sans arrogance.

La messe est terminée. Justin s’apprête à filer lorsqu’un officier gravit les marches du chœur. Il se tourne vers les assistants et lève une main. Il se fait un grand silence.

La troupe pousse à l’unisson, douce et puissante, la supplique à la Mère de Miséricorde. En temps de paix on chante cet hymne de la Trinité à l’Avent lors des messes solennelles, mais la guerre bouscule la liturgie. L’acoustique exceptionnelle purifie les voix, les exalte. Le temps se brise. Demain ils entreront dans l’arène. Demain combien mourront parce que César le veut?

L’hymne emplit la catacombe :

Justin prie pour tous ceux qui disparaîtront dans la vallée des larmes, pour les mères qui attendront longtemps, longtemps. Il s’essuie les yeux, attend la fin du chant et sort le premier.
 
Guy Roves
Justin le marin