LA MONTAGNE JUSTE

Bizerte, juillet 1954,

Quelle chaleur !

Je prendrai mon service tout à l’heure. En attendant, je m’offre une petite promenade de rocaille à deux pas des grandes antennes qui malaxent l’air brûlant, doucement, en exploration de routine.

Des fusiliers de l’air, mitraillette au bras, veillent sur notre quincaillerie pivotante, vestige de la R.A.F. ou de l’U.S. Air Force. Les vieux radars grincent un peu, leur métal souffre dans la fournaise de midi, mais ils sont efficaces par leur position dominante au-dessus de Bizerte. Ils scrutent inlassablement notre volume de défense depuis la Sicile jusqu’aux oasis du Sud.

Sur un ciel de faïence bleue, des chasseurs d’Afrique tracent des paraphes de feu. Ces oiseaux éclatants sont connus en France sous le nom de guêpiers (merops apiaster). Ils sont beaux comme des zouaves, nappés d’indigo et de garance, et volent en patrouille. Ce sont des as de la voltige.

Nous avons aussi d’autres espèces : quelques moineaux, divers passereaux buissonniers, des hirondelles, des faucons et pas mal de chauves-souris qui tournent autour des antennes la nuit et vont dormir le jour dans des grottes secrètes.

Certains de nos oiseaux sont résidents permanents, d’autres repartent vers le nord au printemps.

Les hirondelles se sont acclimatées et beaucoup nous tiennent compagnie hiver comme été. Elles nichent par centaines dans les frais couloirs souterrains qui mènent aux chambrées, elles accrochent leurs nids aux parois et aux voûtes, elles sortent et rentrent par volées en piaillant à tue-tête. Tous les matins on lave les sols souillés de fiente. On a beau se dire que tout cet excrément porte chance, on ne peut quand même pas vivre dans le guano.

Une heure à tuer. J’ai quitté le fort et me dirige maintenant vers le troupeau de chèvres que garde négligemment Ali, un gamin joueur de flûte que je rencontre parfois dans le djebel lors de mes promenades. Il parle peu mais franchement, va sans détour au coeur des choses. A onze ou douze ans, il est curieux du monde. A l’ombre de quelque arbre rabougri, il passe son temps à improviser sur son brin de roseau. Comme il m’avait dit un jour qu’il voudrait bien pouvoir continuer à lire en français et à s’instruire, je lui avais apporté un livre de géographie et quelques romans d'aventures. Son bonheur me fit plaisir.

Pour me remercier, il m’a montré comment on fabrique les petites flûtes et m’en a offert une. Leur secret c’est un bout d’herbe ou un fin éclat de roseau que l’on coince dans le bec de l’instrument. En jouant sur les trous, on en sort quatre notes qui accompagneront le chant du vent  dans les taillis.

Pax romana !

Le décurion bardé de cuir écoute le pipeau léger d'un chevrier faisant sa cour aux Oréades.

Ô bucolique rêverie, si loin du fatras de l’Histoire !

Les nations s'approprient les terres des dieux, c'est-à-dire de tout le monde, se les disputent, inventent la guerre. Les spasmes des conquêtes engendrent des filiations douteuses. La mémoire des vaincus est rebâtie, rebrodée, ajustée à l’ordre régnant. Ils serviront César, eux qui adoraient Baal !

Les générations coulées au moule nouveau acceptent l'héritage, exaltent de mythiques ancêtres. On sculpte au goût du prince, on peint à la commande. Par ici brave peuple, voyez comme ils sont beaux, admirez vos aïeux, la visite est gratuite.

Durant mon enfance on m’avait bassiné le cortex avec les Gaulois, référence fondatrice, unificatrice et abusive de la France hexagonale. D'accord pour les Gaulois, mais il eût été juste de rappeler que ceux de la Narbonnaise avaient donné un empereur à Rome et une pléiade de juristes, de philosophes, de consuls, de légionnaires. Ces gens-là allaient tenir garnison le long du mur d’Hadrien, face aux rudes Scots de Calédonie, ou promener leurs aigles chez les sauvages Germains, même si avant d’être romains, ou en même temps, ils furent grecs ou phéniciens pour quelques-uns et volques pour la plupart !

Plus en amont, qui pourrait remonter, galet après galet, jusqu'aux sources perdues et découvrir qui engendra qui ?

Montre-toi, magicien ludique, épingleur d'étoiles et accrocheur de lunes. Qu'est-ce qui t'a pris de façonner un pithécanthrope à ton image et à ta ressemblance ? Au lieu d'approcher dans le noir pour mystifier quelque berger crédule, allume ta lanterne, que je puisse te voir.

L'homme nu a la terre pour mère. Le drapé d'une tunique le range grec ou romain. Dans notre bas-monde l'habit finit par faire le moine. De toute façon, quelle importance ? Nous descendons de la même montagne et nous mourrons tous en route sans savoir où menaient nos sentiers.

En attendant, l'Histoire retient ce qu'elle veut, elle écrème. Prenez Clovis 1er, par exemple, tout mauvais avant son baptème et tout bon après ! Ce chef de supplétifs germains installés depuis un bon siècle sur les berges d'Escaut était un vrai teigneux, un rancunier, mais il avait du flair. C'est pour les beaux yeux de sa Clothilde, m'a-t-on appris, qu'il décida de se faire chrétien papiste alors que les ariens étaient les plus nombreux autour de lui. Simple pulsion ou calcul politique ? A quinze ans, il avait pris la suite de son père Childéric comme roi des Francs saliens et gouverneur de Lutèce pour le compte du César de Rome. Sous le joli nom de Chlodovicus il était alors romain francien comme on est aujourd'hui français breton ou français algérien, bien que sur ce point quelque chose me chagrine.

L’an dernier, en débarquant à Oran, chef-lieu du département français d’Oran, venant de Marseille, chef-lieu du département français des Bouches-du-Rhône, nous avons dû passer la douane. Nous étions cinq de la Royale et n’avions pas été prévenus. La douane pour changer de département ! Nous avons donc refusé d’ouvrir nos sacs. Ça a fait un foin de tous les diables. Notre chef de détachement a demandé à téléphoner à l’amirauté pour avoir une directive de la Marine. Refus. Finalement, avant que ça tourne en bastonnade avec les argousins, nous nous sommes soumis au règlement, mais, depuis, je m'interroge sur ces lois bizares que je découvre et je n’aime pas ça.

En Tunisie, par contre, je suis à l’aise. Ici ce n’est pas la France, c’est un protectorat. Quand les Tunisiens ne voudront plus être protégés par nous, ils se protégeront eux-mêmes. Se protéger contre qui, grands dieux ! C’est une affaire à régler entre le président Mendès-France et le vieux Lamine Bey ou monsieur Bourguiba toujours en prison politique sur l’île de la Galite. En attendant, quelques autonomistes impatients ont pris le maquis du côté de Foun Tatahouine. Ils sont devenus fellaghas, c'est-à-dire rebelles, et sont pourchassés par les zouaves et la légion.

Mes ancêtres romains nommaient barbares les aïeux du jeune chevrier et maintenant on appelle leurs descendants berbères. A l’origine le terme fut dédaigneux car c’est la loi stupide des partis en place que de traiter les autres avec mépris. Cela remonte sans doute à l’époque de la guerre au gourdin où il fallait trouver une motivation irraisonnée, indomptable, aveugle, pour assurer la survie du clan.

De nos jours le mot "étranger" a un ton offensant dans la bouche de pauvres types qui sont eux-mêmes les étrangers de quelqu'un d'autre. Ces gens refusent de voir plus loin que l'octroi de leur village, ou que leur Rhin, ou que leurs Pyrénées. Ils sont les proies faciles des bonimenteurs et des faiseurs de guerre. Je sais de quoi je parle !

La conviction d’appartenir à une élite et un secret mépris des gens d’ailleurs avaient tramé le tissu de mon enfance de longs fils de vanité et de bondieuseries d’un autre âge. Chaque jour je remerciais la Providence de m’avoir fait naître chez nous, les choisis, les modèles. Les autres, je devais les plaindre, les aider au besoin et surtout essayer de les rendre bons, c'est-à-dire pareils à nous, pour gagner les grâces de Jésus qui attend cela de ses brebis. Propager la bonne parole, prêcher d'exemple, renforçait mon autocomplaisance.

Je devais être bien chiant ! Je comprends maintenant pourquoi les peuples qui se croient élus sont persécutés par les autres. Leur suffisance les rend insupportables, comme ces premiers de la classe qui ne sont pas assez futés pour se garder d’être pédants.

Et puis j'avais voyagé. Mon chemin initiatique passa par l'Amérique. Au bord de la rivière Assiniboine je perçus le chuchotement du Grand Esprit. Je devins tolérant, plus modeste et sans doute plus lucide. Je découvris que les enfants de Pascal, de Voltaire et de Victor Hugo appartenaient à une engeance haïe par un bon paquet de gens. Étant membre de la horde des Français, j'étais donc à ce titre congénitalement et nécessairement prétentieux, maniéré, sanguinaire et sale.

Je poursuivis ma route. Les individus les plus bornés m'attribuaient des tares, m'insultaient en fonction de préjugés collectifs, de vieilles haines. A Barcelone j'étais un porc de gabache, à Madrid un sale bonapartiste, à Londres un  papiste, ailleurs un communiste, un régicide, un chien de roumi, un goy, un gadjo, un patos, un salaud.

Mais, au fond, peu importe. Quand un marin débarque, il sourit aux gens qu’il rencontre. Si on lui marchande un salut, si on le regarde en intrus, il va poser son sac plus loin.

Parfois, des dingos efflanqués tournent autour de l’arrivant, guettant l’instant de fatigue. Ces animaux-là errent sur toutes sortes de dunes, déguisés en guichetiers ou en petits chefs. En suriner un ou deux n’anéantirait pas l’espèce ! Tentation. Danger. La soi-disant liquidation de la racaille sert de prétexte aux gens les plus cruels. L'homme est un chien-loup. Ne pas lui donner le goût du sang. Dommage qu’il n’y ait pas meilleure justice en ce monde ! Mais le marin est un chanceux. Il pourra toujours fuir, reprendre la mer. Son laguiole ne lui sert qu'à couper des cordages.

Quelquefois, grâce au ciel, le navigateur touche un noble rivage où l'accueillent des compagnons d’éternité. Blancs, jaunes ou noirs, grands ou petits, hommes ou femmes, ils sont tous, comme lui, membres de la grande tribu fraternelle qui refuse de régresser en meute craintive et toute autre considération n’est que diablotin dans le vent.

Hélas, la connerie reste une maladie bien contagieuse. Je suis même persuadé, n'en déplaise à Pasteur, qu’il existe des sortes de masses sociales critiques qui la déclenchent et même la créent à partir de rien chez des individus frustes ou très innocents. L'émergence d'un meneur viendra ensuite aggraver la situation.

Avez-vous remarqué combien un garçonnet isolé est emprunté et gauche en société ? Deux sont encore réservés, mais plus assurés. A trois la connivence s’installe face à l’entourage, alors qu'au sein du trio les deux plus forts s'entendent pour victimiser l'autre à qui est dévolu le rôle de souffre-douleur. A partir de quatre l’agressivité devient centrifuge. C’est déjà le gang.

La tutelle d’un être dominant peut procurer un lâche confort. Le troupeau craintif se groupe autour du chef. Dans bien des cas, ces gens entourent leur camp d'une palissade de préjugés. Ils distribuent les sobriquets qui offensent, s'inventent des rancunes collectives, refont l'histoire. Ce sont les cuistots du diable. Sous un faux air de franchouillardise et de rigolade, ils cuisinent à la haine. A l'occasion ils passeront à l'acte sans le moindre remords. Et pourquoi en auraient-ils :
 


Leurs lettres à la Gestapo arrivent toujours à destination, même sans timbre.

Mais ce que ces misérables devraient savoir c’est que, pas très loin, d’autres imbéciles tiennent des propos assez semblables à leur encontre.

On raconte qu’un type est venu piétiner tout ça, un jeune juif barbu, pacifiste et râleur, qui prêche aux cailloux et que le désert a rendu fou. Il se prend pour le fils de Yahvé, l’allumeur de réverbères, et ne cesse d’agresser les bons chrétiens de façade qu’il traite de faux-culs et de racistes.

Ali cesse de jouer et me sourit. Un doigt sur les lèvres, il m'invite à rester silencieux. Il se met sur ses pieds, jambes fléchies, aux aguets. Je suis son regard vers la grosse pierre. Maintenant je vois le serpent, pas plus grand qu'une vipère de chez nous, d'une trentaine de centimètres. Le jeune chevrier avance doucement la main puis, d'un geste sûr, attrape l'animal. Il est heureux. Il me donne le reptile que je saisis, comme lui, derrière la tête. Il m'explique que c'est un serpent gentil et qu'il ne connaît pas son nom. C’est un hôte des rochers, inoffensif pour l’homme, sans doute quelque dieu métamorphosé par le jaloux Jupiter.

Je relâche la bestiole qui s'enfuit dans la caillasse. Je regarde Ali et nous rions.

Au-dessus du Djebel Kébir, la Montagne Juste, les chasseurs d’Afrique croisent leurs traits de feu.

La paix romaine !
A nos pieds, tout en bas, miroite Notre Mer, posée à plat, comme un grand bouclier bleu, de Narbonne à Carthage.
 

Guy Roves
Justin le marin