Je lui avais pourtant bien dit de venir me prendre dès la relève car ce matin il doit m’amener d’abord à Karouba où je dois faire un vol local. Il me conduira ensuite chez moi.
J’habite maintenant au 2 rue de la Galite, à cent mètres de la plage, chez monsieur Cerica, un entrepreneur à la retraite, qui me loue une confortable chambre et a mis son grand bureau à ma disposition.
En tant que contrôleur de l'équipe B du Centre de triangulation, je dispose d'une Jeep avec chauffeur pour m'amener au travail et me ramener à terre. Je puis également demander la Jeep pour me rendre à Sidi-Ahmed, base de l'armée de l'air, ou à Karouba, base aéronavale. Ma fonction me vaut des égards et je suis vraiment traité comme un enseigne ou un lieutenant de vaisseau à part un détail trivial : je n'ai pas accès aux latrines des adjudants du Kébir, dont chaque allocataire garde jalousement une clé. Qu'est-ce que c'est que ces trois types qui chient à part ? Un de ces jours si la rabia me prend, j'irai leur saboter la chasse.
Il y a maintenant dix bonnes minutes que j'ai passé les consignes à l'adjudant-chef Giacomini qui vient de me relever. Les premiers décollages n'auront lieu que dans une heure et mon remplaçant a commencé les vérifs de routine avec les stations gonio :
Je décide de quitter la salle de triangulation, j’emprunte
les douves qui servent de rues à notre PC souterrain et je monte
sur la crête du fort.
La lampe de Vénus brille au moucharabieh. L'aube aux yeux de gazelle farde de rose les joues de l’Orient. Il fait frisquet et c'est très bien, car ainsi le vol aura lieu dans les meilleures conditions. Quand la grosse chaleur torture les tarmacs, l’altitude-densité grimpe au-delà du raisonnable et les appareils sans turbo se traînent au décollage, surtout à pleine charge.
Je me suis inscrit sur la liste d'équipage comme navigateur, en fait sac de sable, c'est-à-dire passager.
Bien qu’ayant dépassé mon minimum requis d’heures de vol, je tiens beaucoup à la balade d’aujourd’hui, ma première en hydravion, un baptême de l’air en quelque sorte.
Les ateliers de Karouba ont enfin retapé l’un des deux hydros qui n’ont eu que des pépins et qui étaient interdits de vol depuis des années. Ce sont de gros poissons volants, d’anciens Dorniers je crois, moins massifs que les Martin Mariners des Américains et notoirement sous-motorisés bien que tonitruants.
Déjà, la semaine dernière, j’avais embarqué pour le premier vol d’essai, disons plutôt pour la première tentative de vol d’essai. De ma place, juste derrière les pilotes, j’avais pu observer les lourdes commandes, les poignées de plafond, les cadrans d’un autre âge. On se serait cru dans le Laté de Mermoz, sans les sacs postaux. Intérêt de l’engin comme aéronef d’armes : nul. Comme appareil de liaison : piètre en temps de paix, nul en temps de guerre, car trop lent et vulnérable. Bref, une grosse calèche volante pour emporter la femme de l'amiral et ses amies vers de délicieuses Rivieras.
Le point-fixe avait duré une bonne demi-heure, presque autant que pour les Bréguets Provence de l’armée de l’air, les fameux "deux-ponts". Le boucan des moteurs était infernal. Tous les êtres vivants qui dormaient encore avaient été tirés de leur sommeil à cinq kilomètres à la ronde. La coque cognait à chaque pulsation des cœurs d’acier. On se serait cru en chemin de fer de brousse, en bien pire, car des phénomènes de résonance amplifiaient les vibrations par vagues, selon le régime des moulins et le pas des hélices. C’était hallucinant.
Quand on avait réduit sa puissance, le gros canard s’était mis à bouchonner, comme une barque à l’anneau. Je me souvins d’une sortie en sous-marin au large de Cavalaire. Un dinghy était venu nous cueillir sur la plage, puis le commandant en second du Blaison m’avait installé au poste de navigation et je m’étais à peine aperçu que nous plongions. Dans cet hydravion, au contraire, pas question d’ignorer la manœuvre. Cependant tout cela devait être plus ou moins normal car, la liste des vérifications au mouillage terminée, le chef de bord avait décidé d’y aller.
Avec précaution, nous avions quitté la rade pour nous diriger vers l’axe de mise en vitesse. Une dizaine de navigateurs et une paire de pilotes étaient venus participer comme moi à ce vol historique. Nous nous agrippions à nos bancs pour ne pas être trop ballottés, car maintenant l’appareil s’était mis à marsouiner.
A l’autel de Neptune, les officiants psalmodiaient les vérifs. Pour un peu ils auraient sacrifié un poulet sur la planche de bord, pour s’attirer les faveurs du dieu.
Enfin le grand moment arriva : les cochers libérèrent la fougue des moteurs et le mastodonte prit son élan. Le ballonnet du bord à l’eau déjaugea définitivement et les ailes se calèrent sur l’horizon. Les remous de la vague d’étrave vinrent frapper la coque comme des petits béliers. La course du monstre s’accéléra et il se mit à courir sur son redan. Encore un effort et l’on pourrait arracher l’énorme masse.
Le vol avait alors été reporté à la semaine suivante et je m’étais à nouveau inscrit au rôle d’équipage.
Me voici aujourd’hui sur ma montagne, en train d’attendre cette fichue Jeep. Là-bas la flaque bleue de la rade militaire me nargue.
De mon piton je domine l’Atlas. A l’est, les chevaux de lumière vont bondir vers le ciel. Les djinns de la nuit ont regagné les grottes. Le jour peut s’installer. C’est toujours aussi merveilleux. Ah, que notre planète est belle !
Sur la route sinueuse qui grimpe au flanc du Kébir, le bruit d’un moteur se fait entendre. Des accélérations déclenchent des miaulements qui se rapprochent par à coups. C’est un sergent du service G qui vient prendre son service et qui pilote une motocyclette AJS qu’il courtise avec passion. Il pose pied à terre quand il arrive à ma hauteur. Je l’interroge :
A bord, marins et aviateurs portons la même tenue de travail : chemise kaki au col grand ouvert et culotte courte, seuls les galons et les couvre-chefs diffèrent. A terre, par contre, les aviateurs restent en kaki alors que je suis tout en blanc. Mais en tenue de sortie, on ne m’y voit pas longtemps et je monte au travail en "pékin", le plus souvent avec une belle chemise multicolore, ramenée des États-Unis et que je remplace par une chemisette coloniale réglementaire pour prendre mon service.
Le pacha n’a rien à m’envier sur ce rayon de la décontraction vestimentaire. C'est qu'il fait si chaud ! Quand je m’étais présenté à lui, tiré à quatre épingles pour l’occasion, il m’avait reçu très "relax", col de chemise ouvert sur un tricot rayé bleu et blanc de simple matelot.
C’est un ancien de la France Libre, compagnon de la Libération. Il est capitaine de vaisseau et s’appelle Sanguinetti. Sa tête de pirate est de cuir tanné et creusée de profonds sillons. Sa voix est rocailleuse, genre beaux quartiers de Toulon avec un zeste d’accent corse. Il va à l’essentiel sans faire de chichis. J’ai confiance. Ce ne doit pas être quelqu’un à vous laisser tomber dans un coup dur. Il m’avait offert une cigarette, poliment refusée, et nous avions parlé boutique. Il avait alors décidé que j’assurerai la coordination entre les diverses équipes puisque j’étais le plus breveté des chefs contrôleurs et navigant de surcroît. Par contre, quand la station maîtresse radar serait activée, le lieutenant-colonel Peretti, commandant le SDA 923, monterait prendre son commandement, et des officiers spécialisés viendraient de Sidi-Ahmed et de Karouba pour assumer la responsabilité des opérations. Dans ce cas je passerai à la position de chef de salle d’Ops, l’œil du patron en quelque sorte. Quant au vrai chef du CTR, c’est un lieutenant de vaisseau, pilote d’avion, qui préfère voler et me laisse carte blanche pour faire marcher la baraque.
Inutile de se presser : dans l’air calme du matin le vrombissement lointain de mon hydravion se fait entendre. On ne retarde pas un décollage parce qu'un second-maître n'est pas à l'heure. Le monstre est vraiment tonitruant, il fait presque autant de boucan que deux Lancasters volant de conserve. Adieu les copains, allez-y sans moi ce coup-ci !
Déjà la base.
Je me présente à la porte du toubib et m’inscris pour la visite. Un crabe et un matelot en attente me cèdent obligeamment leur tour et je les remercie. Le médecin-major me reçoit aussitôt et commence les vérifications d’usage : d’abord pisser dans un verre, puis passer à la balance et à la toise, et enfin les examens spécifiques. Je suis en bonne forme et …
"Driing, driing". Un téléphone se met à sonner bruyamment.
"Tou-utt, tou-utt". Maintenant c’est une alarme dans les couloirs, puis une sirène à l’extérieur.
Le toubib a décroché. Il est blême.
Avant qu’il me l’annonce, j’ai déjà deviné. Il écarte le combiné pour me dire :
Personne ne put me dire ce qui s’était vraiment passé.
A la suite du drame, l’autre hydravion fut définitivement interdit de vol et je n’en entendis plus parler. Je continue à voler sur les Ju-52 et les Siebels de la 4S et de la 15F, basés à Karouba, ou sur les Toucans et les Martinets de l’escadrille de liaison aérienne ELA37 de Sidi-Ahmed, qui sont d’autres versions des précédents. Nous procédons parfois à de patients calibrages des gonios du nord tunisien ou de celui de Bône, en Algérie, autant en altitude qu'au ras des crêtes. Le reste, ce sont des sorties d’entraînement, des zigzags au-dessus de l'eau.
Guy Roves
Justin le marin