LA PÊCHE AU GOUJON
 

Depuis quelque temps, à l’école de la rue du Palais, celle que fréquente Justin, le frère s’escrime à apprendre aux élèves : "Jeunesse, jeunesse, printemps de beauté…" qu’ils chanteront plus tard à l’église sans soupçonner le moins du monde qu’il s’agit là de la version française d’un hymne des jeunesses italiennes. Le frère pèse bien cent kilos et il a la respiration un peu courte des gros fumeurs de pipe. Il a aussi bien du mérite à garder le cours de chant au programme. Sa chorale déraille vite. Trop d'élèves chantent faux. Alors il essaie de se contenir. Il passe sa rage en enfonçant les touches du vieil harmonium à les faire gémir :


La défaite a eu une heureuse conséquence sur la vie des enfants : les grandes personnes sont devenues moins brutales à leur égard. A l'école, par exemple, le bonnet d'âne n'est plus utilisé et si le frère tape encore sur les doigts des mauvais élèves, il n'utilise plus la férule à ressort, en buis, si douloureuse et qui fait des bleus ou du "sang pris". Les verges et le martinet n'étaient déjà plus employés et ne sont conservés qu'à titre de reliques dans l'armoire à tortures. Les taloches sont distribuées avec moins de vigueur. Ce ne sont plus que de simples gifles d'agacement, données avec le plat interne de la main sans être appuyées de la force du corps. Par contre, dans les petites classes, les mauvais élèves sont toujours envoyés au coin, à genoux et les bras en croix, mais on ne leur met plus une règle sous les rotules. Il paraît qu'il faut tuteurer les marmots pour éviter qu'ils poussent comme des plantes folles.

Justin le pacifique n'aimerait pas être frappé ou torturé et il a décidé que lorsqu'il serait grand il se ferait respecter. Il a quelques bons copains qui partagent ce point de vue et le font déjà savoir, aussi personne ne les emmerde et même le frère commence à être prudent car il a compris qu'une bande de chenapans enragés et solidaires ça pourrait faire des dégâts.

L’année précédente, le cher frère, qui s'appelait encore monsieur Machin et s’habillait en civil comme c’était le cas de certains religieux depuis les lois scélérates de 1904, avait fait à ses élèves un exposé bien étayé pour leur inculquer que le duce Mussolini n’était pas si mauvais qu’on l’avait cru puisqu’il avait asséché les marais pontins et signé un Concordat avec le Vatican et qu’on aurait bien fait de s’en inspirer en France. Tout le monde fut d’accord là-dessus, car il est évident qu’il faut toujours rester en bons termes avec le Pape qui est le représentant de Dieu sur terre. Napoléon Ier n’a pas su le comprendre et il a tristement fini sa vie à Longwood, sur l’île lointaine de Sainte Hélène.

Toc ! Une touche.

Un illusionniste vint un jour présenter des tours de passe-passe. A un certain moment, il invita les écoliers à écrire une question de leur choix sur un bout de papier et en prit un au hasard :

Et l’ardoise magique répondit : Sur le coup, Justin trouva cela admirable. A la récréation qui suivit, le cachottier qui avait posé la question garda bien son secret et mentit avec aplomb car personne ne reconnut en être l’auteur. L’admiration de l'enfant se lézarda le samedi suivant. Ce jour-là, il alla au cinéma du soir à l’institut agricole Saint Joseph, sur la route de Pieusse, qui est aussi tenu par des chers Frères. A sa bonne surprise, l’illusionniste de la rue du Palais apparut sur scène à l’entracte et refit avec brio les mêmes tours d’anneaux et de foulards que quelques jours plus tôt. Étant au premier rang, le gamin eut la chance de pouvoir à nouveau écrire une question du genre : est-ce que la guerre durera longtemps ?

Et que sortit-il du chapeau ?

Et que répondit l’ardoise magique ? Le magicien fut ovationné par l’assistance, car tout le monde aime le maréchal Pétain que Dieu a conservé si bon et si lucide, pour sauver la France une deuxième fois.

Justin réalisa qu’ils étaient dupés, traités en campagnards imbéciles par ce truqueur de foire qui préparait ses tours à l’avance, mais il ne lui vint pas à l’esprit de douter du bon jugement de ses maîtres ou de la mission divine du Chef de l’Etat. Il était un petit goujon frétillant.
 

Un petit goujon frétillant,
tout mignon et tout argenté,
leurré par de jolis appâts
était prêt à tout avaler.

Mais comme il était très malin,
il vit les hameçons rouillés
qui dépassaient la mie de pain,
aussi fut-il pris au filet !


A l’école, salut aux couleurs tous les matins. Les gamins, au garde-à-vous, chantent ensuite "Maréchal nous voilà". On ne cesse de leur répéter qu’ils sont la France de demain et qu’ils doivent se montrer dignes de leurs aïeux.
 


Maréchal, nous voilà.
Devant toi, le sauveur de la France,
Nous jurons, nous tes gars,
De t'aimer et de suivre tes pas.

Maréchal, nous voilà.
Tu nous as redonné l'espérance.
La Patrie renaîtra.
Maréchal, maréchal, nous voilà !


Comme André et Roland, les deux frères lorrains, Justin est gaulliste de la première heure, mais, comme eux aussi, il est également pétainiste. Les enfants se sont mutuellement persuadés que le Maréchal n’a repris Laval que pour mieux embrouiller les Allemands. C’est un malin ! Ils guettent le moindre signe qui viendrait confirmer cet espoir et, déjà en décembre dernier, le jour où Pétain avait répudié le ministre honni, ils avaient été si contents que Jeannot, qui n’est pas louveteau et ne craint pas les gros mots, leur avait appris une chanson de circonstance sur l’air de "fermez le ban" :

Justin le polisson avait ri à se tremper la culotte mais il n’avait jamais pu la chanter à la récré car elle est trop grossière pour un enfant aussi bien élevé que lui. Des gros mots, il en connaît plein et il lui arrive d’en dire pour s’expliquer entre copains sur des points anatomiques précis, mais il ne les crie jamais et il ne s’en sert pas pour offusquer ou se moquer. A son âge il se ridiculiserait en employant des termes enfantins comme "cu-cul" ou "zizi", …à la rigueur on tolère "quiquette". Les appellations exactes, jugées honteuses, ne sont utilisées qu’à voix basse.

L’an dernier encore, il ne connaissait qu’un sens au machin de la chanson : celui d’une bitte de quai, gros bouchon de bronze où l’on amarre les grands voiliers et les bateaux à vapeur des livres d’aventures. Mais les enfants mûrissent plus tôt en temps de guerre et Justin le coquin écoute attentivement les grandes personnes quand elles parlent entre elles et ne font pas attention à lui. Il discute ensuite des nouveautés avec ses amis, surtout les Lorrains qui sont plus délurés que les autres et soutiennent des choses incroyables dont il n’ose pas parler à la maison car sa grand-mère lèverait les bras au ciel et crierait qu’il est un dévergondé, un possédé du diable, et qu’il faut le faire exorciser.

Les seules grossièretés tolérées par la vieille femme sont celles qui relèvent du folklore, rituelles grivoiseries des soirs de fête, comme cette chanson du pauvre Péreire que l’on chantait déjà avant la guerre, l'autre, celle de 14 :

Aujourd'hui, finies les bonnes blagues ! Les Sablais s’observent, marchent le cul serré ! Le père de Justin raconte qu’à la rédaction de l’Éclair, il y a maintenant des policiers qui caviardent les papiers des journalistes avant de les porter à la composition. Cette histoire rend Justin perplexe. Il trouve le raisonnement tordu et il ne croit pas que les censeurs se servent vraiment de caviar, à moins que pour eux ce soit plus pratique et moins cher que l’encre. Il y en avait peut-être un vieux stock à la rédaction de l’Éclair et les journalistes ont préféré le laisser pourrir plutôt que de passer pour de mauvais patriotes qui se goinfrent de tout quand tout le monde a faim. Le caviar c'est le nom donné à des œufs d'esturgeon, sans doute des sortes de billes toutes noires, pleines de quelque chose qui ressemblerait à de l'encre de seiche ou de poulpe, mais en plus goudronneux.

C'est qu'on apprend beaucoup de choses dans les livres, seulement Justin n'a pas la mer Caspienne sous la main pour vérifier.

La grand-mère ne pipe mot mais elle pense qu’avec autant de sérieux le gosse pourrait faire plus tard un bon curé, voire un chanoine.

Les passages caviardés sont enlevés en hâte pour ne pas retarder les rotatives. A leur place, un espace blanc, comme un baillon. Lorsqu'un bandeau est ainsi censuré à la une, ou un titre sur plusieurs cols, les passants sont alertés sans même avoir à acheter le journal. Il y a du nouveau et il faudra écouter la BBC ou la radio suisse du soir pour savoir de quoi il retourne.

Les pages de la Dépêche sont toujours plus censurées que celles de l’Éclair, car le "torchon toulousain", comme dit Mathilda, a été le journal de l’école du diable d'avant-guerre, des dreyfusards, des libres-penseurs et des Radicaux. Toulouse la rouge se situe à gauche de Montpellier la blanche et pas seulement sur la carte ! Reste que les deux journaux ennemis font jeu égal pour les coquilles et rébus divers qui flattent rarement le gouvernement et surtout Laval maintenant que Pétain l’a repris. Les lecteurs ont appris à chercher, à interpréter, à lire entre les lignes. La grande pagaille ! Un jour, un article a porté le mot Putain au lieu de Pétain. C’était peut-être involontaire. Eh bien, malgré tout, la feuille coupable a été interdite de parution pour un moment, vous vous rendez compte !

Plus tard, quand les Allemands seront là, les grands passages censurés seront remplacés par du blabla, du n'importe quoi, et les journalistes ne feront plus passer de messages entre les lignes.

De toute façon on ne lit que l’Éclair chez la grand-mère puisque c'est un quotidien bien pensant et que le cousin Raoul en est le correspondant pour les avis de décès et les potins locaux. Le dimanche matin, on achète aussi la Croix de l'Aude à la sortie de la grand-messe. Après lecture, tante Mathilda découpera soigneusement la croix du titre qu'elle brûlera dans la cheminée, car les symboles religieux doivent être détruits par les flammes et ne jamais finir aux ordures ce qui vaudrait l'enfer éternel au profanateur.

Justin et ses amis investissent la Grand-Place en revenant de l’école. Elle a été rebaptisée "Place du maréchal Pétain" mais tout le monde dit "la Grand-Place", comme on dit "la Grand-Rue" pour la rue de la Mairie et "la Placette" pour la Place au Bois. C’est là que les élèves des Frères rencontrent leurs copains de la laïque, appelée aussi "la communale", quand ceux-ci débouchent de la Goutine. Ils tracent des rectangles à la craie sous les arcades et jouent au football, un jeu de billes qui suit d’assez près les règles du rugby américain. Les parties n’excèdent pas quelques minutes. Comme il est universellement admis qu’il faut rentrer tout droit de l’école, sans s’attarder, pour goûter et faire les courses du soir, ils rattrapent le temps perdu en courant comme des dingues. Malgré tout il leur arrive parfois d’oublier l’heure et ils se font alors enguirlander en arrivant chez eux.

Avant de rentrer, Justin le singe adore courir sur la margelle du bassin de Vénus sortant de l’onde que les enfants appellent la république puisque la Grand-Place s’appelait autrefois place de la République et peut-être bien, avant ça, place Royale ou place Impériale. Il faut tourner très vite et utiliser la force centrifuge pour enjamber les piédestaux des sonneurs de conque et ne pas tomber à l’eau. Il faut aussi le faire en se courbant pour éviter de se mouiller aux jets d’eau, ce qui n’est pas difficile quand ils sont bien réglés. Justin fait ça en espérant épater les filles qui regardent de loin et qui ont été tellement prévenues contre les petits voyous de son acabit. Pour ses copains, pas la peine d’en faire trop. Ils savent qu’il est très dégourdi à cet exercice là et il a déjà auprès d’eux une petite réputation de casse-cou qui flatte sa vanité naissante.

Au fond de la place, du côté de Bessières le pharmacien, les deux kiosques à journaux, gros coquillages pointus, drainent les lecteurs matinaux. Tapies comme des bernard-l’ermite dans les guérites rouges, les marchandes attendent le client avec la lente patience des vieilles tortues, étirant de temps à autre le cou hors de leur carapace. Une fois coincées dans leur écaille, avec une bonne chaufferette aux pieds les jours de froid, elles n’en sortent plus guère que le soir pour plier l’étalage. Elles sont le double monument de l’histoire locale, érigé pour longtemps à l’ombre des vieux platanes, à deux pas de l’aiguille lapidaire du clocher de Saint-Martin.

Avec ses copains, Justin le curieux lit la Dépêche au kiosque Piquemal qui tourne le dos au kiosque Gril qui vend l’Éclair, mais en essayant de ne pas se faire voir de madame Gril qui le dirait à sa grand-mère, car il n’est autorisé à lire que la bonne presse. Le mari de madame Gril est surnommé le "Pichaïré" (le pisseur) même par sa femme, et il a été maître de gymnastique à l’école supérieure de l’esplanade que les très vieux Sablais appellent parfois le Champ de Mars. Il ne faut pas se moquer de lui car il court très vite et serait capable de rattraper l’insolent pour lui tirer les oreilles.

Comme Justin travaille bien en classe, pour devenir officier de marine quand il sera grand, son père envisage de le faire entrer l’an prochain à l’école de Sorrèze ou au Prytanée pour devenir enfant-soldat. Justin le têtu a décidé qu’il n’y irait pas. Il s’est en effet renseigné et a appris que là-bas les élèves portent un uniforme très moche, que les professeurs sont très durs et qu’on n’en sort que sous-officier.

Le père a finalement compris que son mulet de fils était prêt à ruer s’il persistait dans son projet ou s’il essayait de le reprendre à la grand-mère comme il en avait esquissé le projet quelques années plus tôt. Une fois donné, la porte sur le nez ! Qu’est-ce que c’est que ces parents qui veulent récupérer leurs enfants après les avoir abandonnés à d’autres ! Justin veut bien aimer son père à condition de rester avec sa grand-mère, quant à sa mère il n’éprouve aucun sentiment pour elle et c’est sans doute réciproque car il ne se souvient pas avoir jamais reçu d’elle autre chose que des reproches.

Le mouflet est fier de son père qui est grand, beau et fort et qui a le brevet élémentaire, mais il admire aussi tante Mathilda qui a le brevet supérieur, diplôme très difficile à obtenir. Elle a été institutrice à l’école libre de Villegailhenc et ensuite chargée du cours élémentaire à l’institution Sainte Germaine, dans la rue des Cordeliers, jusqu’à ce qu’avec sa mère elle prenne la gérance de l’Étoile du Midi de la Grand-Rue juste avant la guerre. A l’Étoile du Midi on gagne six pour cent sur la plupart des ventes et les pertes et les vols sont à charge du gérant. La maison mère défalque le prix des produits cassés à la livraison et on peut négocier avec la direction pour lui faire reprendre certains articles invendables. On ne devient pas riche à l’Étoile du Midi, mais on n’y meurt pas de faim en temps de guerre.

Floc ! Une goutte. Le temps se gâte tout d’un coup. Impossible d’échapper à l’ondée. La meute presse le pas.

L’averse se déclenche, tiédasse. C’est un gros cumulus qui vient de crever juste au-dessus. Les louveteaux longent la lisière du bois et sont protégés en partie par les arbres.

Comme toujours en pareil cas, les cheftaines les font chanter pour garder bon moral :

Les deux pouces engagés sous les bretelles de son sac, Justin marche d'un pas de chasseur (le militaire, pas le tueur de lapins). En tant que chef, il précède sa petite troupe, juste derrière les cheftaines de devant. Suivent ensuite deux autres groupes avec chefs, sous-chefs et pas chefs, puis une cheftaine qui ferme la marche pour que personne ne se perde. Une fois, c’est elle qui s’est attardée pour un besoin et qui a dû sonner de la trompe pour qu’on ne l’abandonne pas.


L’ondée a cessé. La meute emprunte maintenant le large sentier qui va la conduire à une sorte de maison forestière. La saucée a été brève, sans tonnerre ni éclairs. Les enfants ruissellent un peu mais ils ont chaud. Leur barda leur a protégé le dos et le soleil point entre deux nuages.

Justin a coupé une fine baguette à un buisson et de temps à autre il fouette quelque rameau feuillu pour en voir s’échapper des gouttes. Les petits marcheurs ont ralenti l’allure et ils ne chantent plus.

Ils rigolent en regardant en coin Bagheera, la cheftaine panthère noire, qui est très jolie et qui n’a rien d’une amanite. Son père est général. Elle habite une maison secrète, au fond d’un vaste parc entouré de hauts murs dont l’un est accolé à l’école des Frères. Ils ont une entrée monumentale sur la rue de la Trinité et deux petites entrées presque invisibles et qu’on croit condamnées, qui donnent sur des ruelles oubliées et permettraient au général de s’échapper si on tentait un jour de l’arrêter. Ce sont des gens qu’on ne voit nulle part, sauf les femmes à la messe. Justin voudrait bien apercevoir un jour le général car il n’en a jamais vu de sa vie, pas même belge.

Depuis que le Maréchal a fait don de sa personne pour atténuer le malheur de la France, les barrières sociales ont baissé et les gens se sentent plus solidaires. Quelques jeunes gens, qui n’ont plus à faire leur service militaire, sont partis aux Chantiers de jeunesse dans des forêts où ils scient des arbres et pratiquent l’hébertisme sans modération. Ils font aussi du charbon de bois. Ils sont encadrés par des officiers désaffectés et formeront un jour une nouvelle armée française pour pousser les Allemands chez eux. Les Lorrains disent qu’il faudra de toute façon chasser les Fritz de force de l’Alsace et de la Lorraine quand ils auront quitté Paris et Justin est bien de cet avis.

Pour le moment c'est l'accalmie. Les ouvriers ne font plus de grèves et serrent la main des patrons quand les Compagnons de France hissent les couleurs sur la Grand-Place. Les Compagnons sont les fils adoptifs du Maréchal en quelque sorte, les futurs cadres politiques de la France de demain, les piliers de la "Révolution Nationale". Ils saluent d'une façon nouvelle, le coude haut et le bras plié vers l'arrière comme s'ils allaient tuer un lapin du tranchant de la main droite. Bizarre.

Il n’y a pas encore de misère car tout est organisé pour combattre la disette et qu’on n’en soit pas réduit à manger des couleuvres ou des rats comme les Parisiens au temps du siège de Paris et de la Commune en 71, c'est en tout cas ce qui se dit.

Justin, qui a dix ans et demi, est classé J-2. Il a droit à moins manger que les J-3 qui sont plus grands, mais plus que les J-1 qui sont plus petits. Ceux qui ont le plus de droits sont les travailleurs de force et il y en a dans certaines familles, surtout chez les pauvres.

Akéla dit que la famine va venir, que c’est la faute aux Allemands, et que les réquisitions ne servent pas qu’à nourrir la population. La grand-mère, elle, pense qu’il faut prier Notre-Dame de l’Assomption qui est à l’Aragou, de l’autre côté de l’Aude, ainsi que Notre-Dame de Marceille, pour qu’elles protègent la zone libre et également la zone occupée qui n’a pas la chance d’avoir le maréchal Pétain pour la défendre. Il paraît qu’au-delà de la Loire tout le monde est gaulliste. Là, ça se comprend !

Justin est en train de rêvasser quand ils parviennent à la maison forestière. Louveteaux et cheftaines se débarrassent de leurs sacs qu’ils posent contre un mur de la bâtisse. Notre ami Juju roule les épaules d’avant en arrière et d’arrière en avant pour se démeurtrir les deltoïdes et le scapulaire, puis il pratique des rotations du tronc et des flexions du buste pour se déraidir le dos.

Ces mouvements lui paraissent être ce qu’il y a de mieux pour faire oublier à son corps que désormais son sac va être plus lourd jusqu’à la fin du camp. Il s’était en effet attardé en chemin pour pisser contre un arbre et tandis qu’il refermait son pantalon il avait aperçu à deux pas une pierre en forme de cœur qui devait peser dans les trois kilos. Trois kilos ce n’est pas bien lourd, mais trois kilos de plus dans un sac ça paraît peser davantage quand on fait de la marche en forêt. Quoi qu’il en soit, Justin a décidé de ramener le cœur de pierre à la maison pour l’offrir à sa grand-mère qui sera sans doute très émue de savoir qu’il aura enduré cinq jours de souffrance pour bien lui marquer son amour.
 

Guy Roves
Justin le marin