Janvier 42. La maison n'est chauffée que par l'âtre. On dit que la chaleur monte, mais c'est surtout dans le conduit de la cheminée. Le magasin est glacial et la grand-mère s'enveloppe dans un grand châle pour aller servir les clients. Avec cette porte du dehors qui s'ouvre constamment, il y a de quoi attraper la mort.
Deux ou trois fois par jour on garnit de braises une petite chaufferette en fonte que l'on place par terre, derrière le comptoir, pour les pieds. On la place au milieu du magasin, le soir venu, pour éviter l'éclatement des bouteilles pendant la nuit, la catastrophe. Malgré leurs bulles les eaux minérales peuvent vous péter au nez. Seuls les alcools résistent. Le vin ordinaire, qui ne titre que 8,5°, peut geler quand la température est très basse. Le bordeaux aussi tourne en glace s’il fait encore plus froid, en dessous de moins dix par exemple.
Au lever, première chose, on ranime le feu dans la cheminée et l’on garde ouverte la porte de séparation pour faire monter la température dans la boutique. Le gros bidon d’huile au détail (de cinquante litres) a été déménagé de l'autre côté de la cloison, dans l'encoignure près de l’âtre, ce qui ne facilite pas la tâche si l’on est seul pour servir, car il faut alors surveiller à la fois les clients du magasin et le niveau dans le goulot.
Passe février, encore froid mais moins rigoureux.
Voici avril, déjà ensoleillé. Un retour du frimas est encore possible, toutefois, en se couvrant bien, on peut sortir le soir sans se geler.
Le père de Justin a fixé rendez-vous à son fils aîné :
L'heure venue, la silhouette du père se dessine sous les arcades de Bessières le pharmacien et Justin admire encore une fois la stature de son géniteur. C’est un grand gaillard de plus d'un mètre quatre-vingt-cinq hors chaussures, comme il n'y en a guère qu'une douzaine par ici, sans compter Baptiste Jammes, l’employé de banque géant qui, lui, dépasse les deux mètres. Il est bien baraqué et manie sans peine les sacs de cent kilos. On peut voir qu'un doigt de sa main droite a été abîmé par une machine à l'usine à chapeaux. Ce genre d'accident est assez fréquent. Ça s'était ressoudé tant bien que mal et l'extrême phalange forme désormais une boule, un peu comme un gros orteil.
Il avait devancé l’appel et était devenu sergent. Il avait ensuite renoncé à la carrière militaire sur un coup de tête et était allé travailler à une chapellerie du village d'Espéraza où sa mère Camille et sa sœur Mathilda tenaient déjà une petite épicerie en gérance. Il avait épousé Anne-Colette, une gamine de l’usine, et avait engendré Justin. Le gosse était né maladif et la jeune mère fit une sorte de dépression, si bien que la grand-mère recueillit l’enfant, le soigna, le remit en bonne santé et le garda. On quitta la petite épicerie pour l’école libre de Villegailhenc où la tante Mathilda venait de trouver un poste, et le petit Justin ne revit sa mère que quelques années plus tard, une étrangère à qui il fallait dire : bonjour maman.
C’est à Espéraza que repose l’arrière-grand-père Jean-Antoine Amigues qui mourut à la trentaine, d’une mauvaise fièvre, en laissant deux orphelines : tante Jeanne et mémé Camille. Comme les femmes, même veuves, n’étaient pas légalement émancipées à l’époque, les fillettes avaient été pourvues d’un subrogé tuteur, monsieur Sabarthès, cousin de leur mère, bien que cette dernière menât sa barque avec la ferme poigne des femmes de vertu, c’est du moins ce qui s’était toujours dit dans la famille. Justin le fouineur avait déniché au fin fond du tiroir de l’armoire aux confitures, un petit livre d’Histoire de France portant des annotations manuscrites de sa bisaïeule. Il en avait déduit qu’elle était très croyante, patriote et monarchiste de cœur.
Le père de Justin, lui, est né à Sable-de-Rivière à la maison de la veuve Azaïs, rue de l’Orme, et le lendemain de sa naissance, si l’on en croit le registre de l’état civil, il avait été présenté à la mairie par son propre père pour être enregistré auprès de monsieur Constans-Pouzols le maire de l’époque. Les appariteurs municipaux Raymond-Georges Théron et Georges Théron avaient servi de témoins comme ça se fait souvent.
La nuit est tombée, mais ce n’est pas le noir absolu. Grâce à la lune, il fait assez clair pour se diriger malgré l’absence d’éclairage public et privé car il est obligatoire de voiler les lumières la nuit venue. Il faut fermer les contrevents ou passer les vitres à la peinture opaque, sinon on a droit aux coups de sifflet des chefs d’îlot ou des sergents de ville. Les lanternes des véhicules, même des bicyclettes, sont badigeonnées de bleu avec juste une fente horizontale d’un centimètre sur quatre pour les vélos et de deux sur dix (environ) pour les autos, placée pour laisser filtrer un rai de lumière vers le bas et l’avant. Sur leurs derniers centimètres, les garde-boue arrières doivent être peints en blanc. La plaque pour vélo est obligatoire. C’est une sorte de médaille métallique qui s’adapte au cadre ou au guidon de l’engin et qu’on achète dans les bureaux de tabac.
Ils marchent maintenant côte à côte comme un père et un fils rentrant tranquillement chez eux. Pourtant l’homme est tendu. Il explique à voix basse à son fils qu’il n’arrive pas à nourrir sa nombreuse famille et qu’il a décidé de commettre avec son aide un vol de nécessité.
En rasant les murs, ils entendraient peut-être ici et là, derrière quelque volet de rez-de-chaussée, le "bou-utt bou-utt" du brouillage allemand sur la fréquence de Londres :
En frôlant un contrevent, il perçoit une faible musique. Il se rappelle que quelques années plus tôt peu de gens d’ici avaient la TSF mais que son oncle Louis, le mari de tante Jeanne, était de ceux-là. Son poste était un monument de bois verni avec d’énormes boutons noirs, comme une radio de paquebot. Il était installé sur un bureau dans la salle à manger du fond, juste contre le mur du magasin, car l’oncle Louis était marchand de graines. Un fil d’antenne courait jusqu’à la haute fenêtre, passait dans la cour intérieure et montait le long du mur jusqu’au toit. Là-haut, au-dessus des tuiles, de grands fils d’antenne savamment disposés étaient tendus entre de petits mâts. En bas, au sommet du poste, il y avait aussi un cadre goniométrique.
L’oncle accordait la fréquence.
Il collait ensuite un écouteur à l’oreille du gamin, car le casque entier était trop grand pour la petite tête, et il disait d’un ton ravi :
La tante Jeanne qui avait un joli filet de voix, l’entraînait dans une petite ronde en chantant :
Plus tard, vers 1937, le père avait acheté un poste de TSF pour avoir des nouvelles de la guerre civile en Espagne, un de ces postes en bois marqueté qui venaient de sortir et qui étaient de la taille d’un carton à chapeau. Une antenne en spirale, de quelques mètres, tendue dans la pièce, pouvait alors suffire si l’on habitait à l’étage. Ces postes coûtaient cher à l’époque et l’on accusa le modeste ouvrier de jeter l’argent par les fenêtres au lieu de nourrir sa famille, car on n’avait nul besoin de poste de TSF chez des pauvres, mais personne ne se risqua à le lui dire en face. Justin se souvient être allé une fois chez lui pour manger une soupe à l’ail avec ses frères (pouah !) et écouter la radio. La guerre qui venait de reprendre entre la Chine et le Japon faisait ce jour-là l’objet d’un reportage. Les commentaires étaient maigres et il les a oubliés, mais dans sa tête il peut encore entendre le bruit des mitrailleuses et du canon.
Il en est là de ses divagations intérieures, quand ils arrivent à un entrepôt de ravitaillement que le père se fait fort d’ouvrir, car il y a une fois travaillé et se souvient de la disposition des lieux et du système de fermeture. Justin inspecte d’abord les environs en trottinant sans bruit pendant que son père feint d’uriner contre un platane. Pas âme qui vive et pas d’aboiements. Un peu d’escalade, un peu de persuasion à la serrure et les voilà dans la place.
Le père sort un petit sac de toile de jute de sous sa chemise et aussi un sac de papier. Il se dirige à l’aide d’une lampe de poche. Dans le halo de lumière apparaissent des monceaux de céréales et quelques casiers avec des féculents et aussi des topinambours et des patates de la dernière récolte. Ce ne sont pas des tubercules de semence, ils sont juste entreposés là pour faire la soudure. L’homme choisit sept ou huit patates qu’il place au fond du sac de jute et verse dans le sac de papier deux mesures de haricots blancs d’environ une livre chacune, et c’est tout. Les deux cambrioleurs occasionnels sortent par où ils sont venus, après avoir soigneusement refermé la porte. Ni vu, ni connu. L’enfant passe l’enceinte le premier et son père lui confie les sacs avant de se faufiler à son tour. Sur le chemin du retour il lui fait un petit discours de morale :
Justin a la gorge nouée, il serre fort
la main de l’homme et leurs yeux s’embuent.
Guy Roves
Justin le marin