I
grains de sable
TENDRE ENFANCE
C'est un sac carré pas très grand, solide, en forte
toile. Il est vert pâle, un peu fané, proche de la couleur
des nouveaux uniformes français, celle de l'argile moussue un peu
jaune.
Ce sac
est pareil au havresac du zouave de son livre d'Histoire. Le poilu de la
guerre de 14 en porte un lui aussi, assez semblable, avec une couverture
roulée, posée sur le dessus, puis rabattue sur les côtés.
Le milieu et les bouts du rouleau sont fixés par de petites courroies
de cuir qui s'engagent dans des passants de toile. L'armature en rotin
maintient le tout en forme, même à vide.
Voici trois jours que la jeune meute de Sable-de-Rivière campe dans les Hautes Collines. La nuit, les louveteaux couchent dans une grange, sur des paillasses de vieux draps cousus en poche et bourrés de foin et de feuilles d'épis de maïs, de spathes. Ça gratte mais c'est très sain et en plus ça sent bon.
Un chandail plié, calé contre son sac, sert d'oreiller à Justin. Le gamin prend son temps pour s'endormir.Une joue pressée sur le lainage rêche, il écoute le tapotage du sang à ses tempes. Parfois un peu d'air frais effleure son visage comme le ferait une main caressante.
Dehors, la brume descendue le long des pentes nappe la campagne. Un faible vent fait mine de se lever, hésite, flemmarde, se lève enfin, mal éveillé, méandre autour des buttes, traîne dans les creux, s'immisce dans les étables et les bergeries, charge le fond de l'air d'une lourde odeur animale.
Ce parfum de fumier et de bouse n'a pas la pestilence du pompage printanier des fosses d'aisance de Sable-de-Rivière. Il n'a pas non plus l'âcreté du cabinet du haut de chez la tante Jeanne, trou noir sans fond, dans une banquette en alcôve, dont le couvercle rond est tellement vieux que les éclats des excréments ancestraux sont comme fossilisés dans les veines du bois.
Mémé Germaine, l'arrière-grand-mère, décédée avant cette guerre-ci, ne posait pas son séant sur le socle infâme. D'ailleurs où aurait-elle pu ranger, maintenir, coincer, les brassées de jupons et autres toiles qui servent de fourreau aux femmes de devoir ?
Ces vieilles ne parlent jamais de ça. Ça c'est leur corps avec ses orifices et ses plis intimes, la pauvre peau, les os qui lâchent, tout ce qui sort et tout ce qui entre, sauf la nourriture solide. Encore de nos jours, elles fonctionnent au fauteuil percé, le trône, qu'un savant habillage rend anonyme et comme invisible dans un coin de chambre. Au matin on tire le seau à caca du tabernacle de toile et on va le vider, un étage plus haut, dans le trou de déversement.
Ce trou est vraiment mystérieux. Il est arrivé à Justin d'y pisser en essayant, avec plus ou moins de bonheur, de ne pas mouiller la planche dans laquelle il fut creusé. Un automne il y laissa tomber un marron d'Inde débogué pour essayer d'entendre un floc qui lui aurait permis d'en estimer la profondeur. Mais rien.
Ce trou est insondable, sommet d'un grand mât négatif pénétrant dans les étages en long cylindre, bouche d'un aspirateur satanique. Il y en a des comme ça, qui avalent les enfants curieux qui posent des questions pas de leur âge. On peut imaginer que, tout en bas, il change de nature, se défige, gonfle, ondule et débouche en tripe immonde dans un au-delà apollyonien d'antilumière, de noir absolu, où grouillent les diables merdivores.
Tante Jeanne, est une personne serviable. Il y a quelques années, elle avait hébergé sa sœur Camille en quête d'un toit. Justin, petit-fils élevé par Camille, avait été recueilli lui aussi. La tante avait insisté pour qu'il partage avec elle la couche ancestrale où les aînés de chaque génération se succèdent pour mourir et qu'elle occupait désormais de plein droit. Elle appelait le marmot : "le petit roi" et il était ravi. Il se déshabillait tout seul jusqu'à la culotte Petit-Bateau qu'il enlevait une fois sa chemise de nuit enfilée. Après une dernière prière, il grimpait dans le lit et il ne lui restait plus qu'à croiser les mains sur la poitrine et clore les yeux pour dormir.
Une vie blanche et lisse attend les enfants sages mais le destin d'un caneton c'est de courir vers l'eau, de nager et puis de s'envoler, à la très grande horreur du poulailler.
Au plafond de la chambre, un ange flotte !
Le lit est tendre et profond et le corps menu de la tante ne le déséquilibre pas. Elle dans son fossé et l'enfant dans le sien, ils reposent comme de braves soldats au fond de tranchées parallèles.
Pour la première fois de la nuit, le petit gisant prête attention au tic-tac de la pendule. Il sent couler le temps qui lui est dévolu, seconde après seconde, en fin ruisseau de montagne. Il retient sa respiration pour ralentir le courant et Sainte Anne sourit à son effort dérisoire. Il la discerne dans la pénombre, dédoublée de la vieille statue, serrant le chapelet géant aux grains d'ébène. C'est juré, il sera marin quand il sera grand.
On ronfle dans le lit voisin. C'est un bruit
régulier, pas très fort, sans graves ni aigus, un bruit de
râle discret, bien élevé, sans impudence. La grand-mère
ronflote comme d'autres toussotent.
Il a confié ça à son
ange gardien, mais avec sa voix du dedans, sans souffler, sans bouger les
lèvres. L'ange hausse les épaules et perd une plume. Il ne
sait rien des chèvres ni de monsieur Daudet.
Neuf heures ! Le timbre de la pendule d’or envoûte la chambre et emporte le petit bonhomme dans le monde des fées et des saintes âmes.
Innocent Justin qui sourit en dormant.
Sa respiration est douce, ses joues fraîches, sa lèvre à peine humide. Dans son rêve, il revit le moment où tante Jeanne l'a autorisé à s'agenouiller sur le prie-Dieu à la marche plaquée de velours rouge, pour réciter une dizaine de chapelet devant le petit oratoire de sainte Anne dont la vieille statue de bois l'attire bien plus que n'importe quel saint de l'église Saint-Martin.
Ces saints de niches et de piliers ne sont que des statues de plâtre, très peu miraculeuses, tout juste bonnes à accrocher le fil des oraisons. Même la Jeanne d'Arc n'est qu'une statue morte, et pourtant Justin le preux l'aime bien et voudrait lui ressembler, physiquement. Elle est si différente des élus aux mains moites et des vierges aux yeux révulsés par l'extase. Elle est la seule qui ait de la prestance, la taille cambrée, les épaules carrées, le torse bien fait et le ventre plat, un vrai guerrier quoi ! Bien sûr elle a les joues un peu délicates et le menton trop doux, mais on peut lui passer ça puisque c'est une fille.
En ces temps de tendre enfance, Justin le dévot a une intuition théocosmique du monde. Il s'imagine Dieu en vieillard majestueux écoutant de très haut l'oraison bourdonnante de ses fidèles. D'où il est assis, cet être immense voit l'univers comme une boule bleue plus petite que le bout d'un de ses gros orteils. Il comprend toutes les langues, mais comme il y a des milliers d'églises sur terre et peut-être davantage ça doit lui faire le même effet que ces chants choraux dont on devine le sens sans bien en saisir les paroles. Pour se faire entendre personnellement du Très-Haut, mieux vaut prier en silence, de l’intérieur, et chercher le contact direct, car il y a peu à attendre des intercesseurs figés qui ornent les chapelles.
C'est tout autre
chose chez tante Jeanne, il est sûr de ça : sainte Anne, la
vraie, la propre grand-mère de Jésus, est là en personne,
aimable fantôme qui se cache le jour dans le bois polychrome. Elle
lui sourit toujours quand il fait sa prière :
Le petit matin a réveillé
un coq du voisinage. Cocorico !
Vers la rue des Augustins, un âne enroué se met à braire. Hrri, hrran !
Un brin de clarté chuinte de la croisée. Ce n'est pas un vrai rai de soleil, seulement le reflet du ciel sur les vitres d'en face, de l'autre côté de la cour intérieure. Tante Jeanne se tient dans l'ombre, près du lit, en pantoufles et encore en chemise de nuit. La grand-mère, qui avait cédé Justin à son aînée pour la nuit, est à ses côtés, déjà vêtue et prête pour les courses du matin.
Les deux sœurs réveillent Justin d'un baiser, puis le font lever pour réciter sa première prière de la journée.
L'oraison finie, elles s'interrogent : faut-il
mettre l'enfant dans la confidence ? Cette nuit les âmes du purgatoire
ont à nouveau secoué le lit de la cadette. Elles ne se sont
pas contentées de tapoter le bois et de gémir doucement,
elles ont vraiment frappé fort et appelé la grand-mère
par son prénom :
Non, il ne les a pas entendues. Tante Jeanne
non plus, en tout cas pas cette fois-ci. Camille fournit des détails.
Il doit y avoir urgence. Il est décidé de réciter
sans attendre une dizaine de chapelet pour soulager les pauvres âmes
souffrantes, puis, dans la matinée, une des deux sœurs ira au presbytère
commander une messe à l'intention de leur mère, mémé
Germaine, et de leur père, l'arrière-grand-père Jean-Antoine
qui repose seul dans son caveau d'Espéraza où Justin ira
le rejoindre un jour s'il s'en montre digne.
Cela fait des années que la grand-mère est visitée par les âmes du purgatoire, exactement depuis la mort de son père en 1886, alors qu'elle n'avait que cinq ans. Sa propre mère entendait déjà les voix et peut-être que tante Jeanne aussi, mais elle n'en parle pas.
Justin avait supplié son aïeule de le réveiller à chaque occasion, pour qu'il puisse profiter de l'intervention surnaturelle, et la mémé ne manque pas de le faire si elle y pense à temps, car il faut agir vite. Les âmes vous tirent du sommeil en frappant le lit et en appelant ou en gémissant. Elles ont le droit de continuer une paire de secondes après le réveil, mais pas plus. Elles n’aiment pas la lumière, mais si l’on ouvre vite les yeux dans la pénombre on peut voir leurs indécises silhouettes bouger un peu avant de disparaître.
Aujourd'hui, dans la grange au foin, Justin ne sent plus le coulis d'air de tout à l'heure et l'odeur de bouse s'est dissipée, ou alors il s'y est habitué. Il apaise sa respiration pour mieux percevoir le souffle de la nuit, ce lent fleuve des bruits étouffés, noyés, engloutis, d'où parfois émerge au hasard d'un remous la kyrielle aiguë d'un insecte ou la ruade d'un cheval sur un bat-flanc.
En relâchant son corps jusqu'à oublier son existence, en n'étant plus qu'une âme posée là comme un bernard-l'hermite au seuil de sa coquille, il arrive à se retrouver en amont de lui-même, au bord de criques oubliées. A la frange du rêve, de la vie même, il gratte doucement le sable de mémoire à la recherche de sensations enfouies, chuchotis du bonheur, immersions apaisantes, tiédeurs lactées, tandis qu'une pendule égrène son tic-tac …
Un oiseau ulule au loin. Hou, hou !
Justin bouge un peu la tête et se rendort. Un ange s'approche, déguisé en vent nocturne, et souffle sur ses cheveux.
Le petit loup rêve maintenant de son sac. Il en est très
fier. Certains de ses copains ont des sacs de marcheurs, à l'ancienne,
plus ou moins trafiqués pour mieux s'appliquer aux dos et ne pas
blesser lors des longues marches. D'autres ont des sacs tyroliens avec
des tringles de raidissement en métal, le fin du fin, qu'on peut
faire venir de la Hutte de Toulouse par l'intermédiaire des cheftaines,
bien trop chers pour la bourse de la grand-mère. Justin a un sac
à part, un sac de cavalier belge, un sac qui a une histoire.
Guy Roves
Justin le marin