LES SOULIERS BLEUS

Sur le poste récepteur de Mario, je capte la BBC sur ondes courtes et parfois même, la nuit, une station de la chaîne des Forces américaines en Europe : the American Forces Network (AFN). L’émetteur cow-boy diffuse beaucoup de musique, de la folk surtout, mais aussi des messages familiaux qui me permettent de ne pas oublier la langue de tous les jours. J’essaie ainsi de garder l’oreille alors que mon accent se détériore peu à peu.

Deux ans déjà que j’ai quitté le Nouveau Monde. Pendant un trimestre j'avais continué à rêver en anglais, puis le français avait repris le dessus. Aujourd'hui l'Amérique a disparu de mes nuits, excepté lorsque des copains yankees me visitent en songe, ce qui devient de plus en plus rare. Détail amusant : ils emploient une langue aisée, ponctuée d'argot, riche de palmiers bleus et de soleil, et je leur réponds maintenant dans un parler pauvre, ombreux, cherchant parfois mes mots. L'anglais m'est redevenu une langue étrangère au sens scolaire de terme.
 

A l'inverse, dans mon métier, il m’a fallu tout vérifier en français. Des termes que je connaissais avant ne me reviennent pas spontanément. Quant au patois de mon enfance, il ne s’est jamais remis du long abandon et s’est embrouillé dans ma tête. Quand j’avais essayé d’en sortir quelques phrases lors de ma permission de retour chez ma grand-mère Camille, je m’étais mis à parler latin, une sorte de charabia franco-romain, mais latin tout de même.

Enfin, c’est du passé. Je suis devenu une sorte de bilingue mal équilibré : Ma langue de tous les jours, celle de ma vie sociale, celle de mes rêves, c’est le français, mais c’est encore en anglais que je maîtrise le mieux ma profession.

Je pense à tout ça en marchant le long d’un trottoir. Yasmina, invisible sous son voile, trottine derrière moi, à deux pas, et m’accompagne sans en avoir l’air car il ne faudrait pas que ses oncles ou ses frères la surprennent parlant à un homme dans la rue.

Les gamines du petit peuple local mènent la vie insouciante de la plupart des écolières du monde tant qu’elles ne sont pas nubiles, mais ensuite c’est la brisure, tradition, religion et archaïsme obligent. Du jour au lendemain elles ne sortent plus que voilées de la tête aux pieds, le visage complètement gommé par le haïk noir. Seules les Kabyles de la montagne, à la frontière algérienne, et les filles modernes de Tunis, la capitale, refusent de porter ce rideau qui retranche les femmes de la société, ce linceul.

Yasmina n’a cure de tout ça. Pour elle c’est habituel, quotidien, et elle aime m’accompagner sans en avoir l’air quand elle fait ses courses. C’est un jeu, une espièglerie, une cueillette d’anecdotes pour meubler son monde puéril. En me suivant comme mon ombre elle découvre une façon de vivre qui ne sera jamais la sienne à moins que la Tunisie ne devienne un jour un grand pays libéral et moderne, ce que je souhaite de tout cœur.

A l’approche de la boutique, la garde rapprochée se relâche. Je flâne aux étals et entre parfois pour marchander un article tandis que la petite fait ses achats. Les courses faites, nous quittons séparément les lieux. Si le panier de Yasmina est très lourd, je la retrouve plus loin et je me charge discrètement du fardeau. Nous rentrons ensuite à la Grande Poste, toujours l'un derrière l'autre.

Yasmina est la petite bonne fée des Fab**. Enfin, leur petite bonne. Elle aide au ménage et fait quelques courses, et s’occupe aussi de la fillette de mes amis. Elle est jolie et futée et rieuse. Elle semble heureuse d’être au service de gens si importants qui la traitent presque comme quelqu’un de la famille.

Quelquefois, quand je suis seul en ville, une petite souris blanche me frôle et la voix douce de Yasmina murmure dans un souffle :

L’année prochaine, ses parents la marieront à l’élu de leur choix. Elle ne quittera plus les murs de chaux de la casbah et regrettera peut-être longtemps, les jours heureux de sa prime adolescence.

Puisque j’en suis à la casbah, parlons-en. C’est là que réside mon jeune ami Papillon, Mohamed de son vrai nom et garçon de café de son état, qui me tuyaute en douce sur les vieux qui procurent le kif. Tous les Tunisiens en fument, bien que le commerce en soit, paraît-il, interdit. Je m’y suis mis aussi pour faire couleur locale et de plus ça me rappelle Pierre Loti et Somerset Maugham qui eux fumaient de l’opium, tout comme ce général qui a succédé à de Lattre et que tout le monde en Indochine appelle le Chinois ou le Mandarin.

L’herbe de kif ne sert que les rêves qu’on lui apporte, elle permet seulement de justifier l’errance paresseuse de la conscience, tout au moins aux doses homéopathiques et espacées qui m’ont été recommandées, disons une cigarette chaque samedi soir, par exemple, quand je ne suis pas de service bien sûr. Avec mes copains, nous fumons à la terrasse des beaux cafés, en sirotant un Tom Collins bien frais, les jambes étirées sous la table, béats comme des pachas.

Ce que nous grillons, en réalité, c’est une cigarette blonde, américaine ou turque, dans laquelle nous avons introduit, au milieu du tabac, une toute petite pincée de feuilles broyées. Dois-je préciser que je ne respire ni avale la fumée ? Ce que je recherche c’est la sensation tiède sur la langue et les muqueuses buccales, le plaisir de parfumer suavement l’air autour de moi et l’imaginaire miel du fruit interdit. Au milieu de danseuses juives ou égyptiennes, je me verrais bien à Gomorrhe sur ce coup là.

Mais il y a, paraît-il, de gros fumeurs de chanvre, des mecs qui l'inhalent pur ou presque et se défoncent vraiment avec. Ils deviennent des sortes d'alcooliques de l'herbe aux rêves, des cheminées humaines, et ça leur tape sur le système. Brr !

Malgré tout, j’ai voulu faire au moins une fois l’expérience d’une soirée de fumerie à la casbah. Rendez-vous fut donc fixé. Mohamed prit sa soirée et un bébé-taxi nous amena aux limites du quartier populaire.

Des lumières pâlottes luisent ici ou là, derrières de petites lucarnes aux grilles tarabiscotées. Nous n'avons croisé personne mais je suis certain qu’on nous suit du regard. "The night has a thousand eyes !" Un saxophone imaginaire joue dans ma tête un air d’une somptueuse mélancolie.

Les maisons de la casbah sont si entortillées que leurs terrasses sont souvent décalées de leurs rez-de-chaussée. On trouve ainsi en altitude des saillies, des retraits, des passages ou des parties liées qui ne suivent pas exactement l’entrelacs des ruelles ou les limites basses des constructions. Dans ce monde à deux niveaux, on peut circuler par le bas ou par le haut, à condition bien sûr d’avoir les indispensables sésames. Tout le monde se connaît. Des chuchotis à des fenêtres obscures, de menus bruits d’ustensiles et même la musique amortie d’une radio prouvent que le quartier n’est pas encore endormi. J’ai l’impression de cheminer dans le village de carton de l’arrière-plan de la crèche de Noël, qui est sensé représenter Bethléem.

Nous voici arrivés. Mohamed frappe trois petits coups à une porte basse. Ahmed, cousin de mon guide et maître des lieux nous accueille et nous offre à chacun un menu bouquet de jasmin pour mettre à l’oreille.

Les autres habitants de la maison restent invisibles.

Nous montons à l’étage. Dans une petite pièce un sofa est plaqué contre un mur et trois ou quatre poufs sont à disposition. Mohamed monte sur le sofa et s’assied en tailleur, jambes croisées. Ahmed et moi prenons chacun un pouf. Devant nous, deux longs narghilés refroidis à l’eau de rose. Nous tirons quelques bouffées.

Après de menues civilités autour des pipes à eau, Mohamed nous fait le récit des derniers potins de la ville, tandis qu'Ahmed dispose sur un grand plateau à même le sol quelques pâtisseries locales, aux amandes et au miel, trois grands verres et une carafe d'eau fraîche.

Sur un guéridon à portée de main, trois petits verres, une fiole de boukha et un sachet de kif nous attendent.

Le moment est venu. Ahmed met un peu de kif dans le fourneau de pierre d'une pipe à long tuyau,
Mohamed glisse quelques grains dans une gauloise bleue et j’en mets un soupçon dans ma pipe de bruyère au milieu du tabac hollandais que je m’apprête à fumer. Nous décidons de nous observer réciproquement et de décrire aux autres les effets de la drogue, le cas échéant.

L’alcool de figue est très fort. On le déguste en minuscules lapées pour lui laisser le temps de parfumer la bouche. Son essence monte ensuite aux cavités nasales pour un second plaisir aussi raffiné.

En fond sonore, nous écoutons des chanteuses égyptiennes sur Radio-Le Caire. A un moment donné le concert s’arrête et Ahmed me traduit le communiqué, puis me résume un discours belliqueux de Gamal Abdel Nasser qui a renversé il y a quelque temps déjà le général Néguib. Ce Nasser soutient les fellaghas du Sud et tente parfois de les fournir en armes de contrebande par voie de mer. A domicile, il s’est appuyé jusqu’ici sur les frères musulmans qui sont de dangereux fanatiques.

Les chanteuses reviennent et nous préférons ça.

Ces voix égyptiennes ont sur moi un effet calmant et doucement soporifique mais pas au point de m’endormir contre ma volonté, kif ou pas kif. Elles me bercent avec l’inusable monotonie des vaguelettes de bord de mer, entre la barre et la grande plage.

Dans mes moments de détente, je m'expose parfois au long ruissellement de la musique traditionnelle. A niveau sonore raisonnable, bien accordée au paysage ou au décor ambiant, cette musique m'apaise. Dans les chaudes soirées d'été, l’arabo-andalouse me fait rêver de Grenade, d'orangers et de sources fraîches tandis que l’égyptienne m'emporte dans des visions sucrées de danseuses grassouillettes, de chanteurs gominés et de loukoum, jamais devant les pyramides.

Allez savoir pourquoi je pense maintenant à mon père. Lors de sa première permission, il m’avait confié un carnet où il avait noté tout un vocabulaire arabe en phonétique, en fait un embryon de dictionnaire bilingue : Kelb, chien, alouf, porc etc.. Il m’avait aussi appris des coutumes maghrébines, comme se saluer en portant la main droite au cœur et aux lèvres et ne jamais tendre la main gauche, celle qui lave le cul, la droite servant à porter les aliments à la bouche.

Ils avaient récupéré un bataillon de goumiers marocains, ne parlant pas français pour la plupart et bloqués en métropole par la défaite. Ils allaient, m’avait-il dit, en faire une sorte d’armée clandestine du côté de Limoges, à la barbe des Allemands. Lors de son autre permission (je ne devais plus le revoir par la suite) il ne parla plus d’armée clandestine mais d'un possible départ pour le front de l’Est, dans la croisade antibolchevique.

J’en suis à ma troisième pipe et nous allons en rester là. Je ressens une douce euphorie et j’ai les joues un peu chaudes à cause de l’alcool. Ahmed a les mêmes sensations que moi et présente la même absence de symptômes bizarres. Pour nous deux, tout l’effet du kif semble avoir été de parfumer la pièce autour de nous.

Mohamed a un peu forcé la dose et somnole. Nous le réveillons doucement. Il nous déclare qu’il a fait des rêves merveilleux, pleins de nuages colorés, et qu’il a eu la vision d’un djinn qui l’entraînait en haut d’un arbre où il s’était endormi. Il ne peut pas préciser si sa vision avait commencé avant qu’il s’endorme, mais il pense que oui. Je crois que notre ami en rajoute un peu. Si ce n’est pas le cas, il ferait bien d’arrêter l’herbe.

Il se fait tard, c’est l’heure de rentrer. Avant de prendre congé, je demande à Ahmed s’il accepterait de me faire une paire de chaussures sur mesure. Aucun problème, je n’aurai qu’à passer le voir dans son échoppe du centre ville.

Ahmed passe pour être le meilleur cordonnier de Bizerte, un vrai artiste. Il faut savoir que les bourreliers et artisans du cuir du Maghreb perpétuent le savoir-faire de leurs ancêtres de Cordoue. C’est au Maroc qu’ils sont le plus nombreux et le plus renommés, mais il y en a aussi de très bons en Algérie et en Tunisie.

Mon ami est l'un d'eux. Il avait d'ailleurs servi comme cordonnier dans la marine nationale et était parvenu au grade de quartier-maître. Comme convenu, je vais le trouver quelques jours plus tard. Il me fait l'article, me parle d'empeigne et de quartier, de tige et de trépointe, me conseille sur les cuirs. Finalement je décide de réaliser un rêve de gamin de guerre que j’avais fait quand nous manquions de tout : des souliers fantaisie, larges, confortables, tout cousu main et en cuir bleu chamoisé.

Ahmed commande le plus beau daim bleu du marché. Il y aura cinq à six séances de prises d’empreintes, de mesures et d’essayage, échelonnées sur deux mois. Chaque semaine, je suis renseigné sur l’avancement du travail. Quand je prends possession de mes pompeuses chaussures je suis ravi. Ce sont les plus belles grolles d’Afrique, des barques d’amiral, des pompes de millionnaire, le fin du fin de la dernière mode qui ne fait pas dans le sobre cette année encore, j’en conviens. L’artisan a réalisé un chef-d’œuvre. Dois-je ajouter qu’il m’a fait un prix de faveur ?

Suite aux discours de plus en plus violents du colonel égyptien, quelques indépendantistes braillards ont manifesté aux portes de la casbah. Je ne suis pas sûr qu’ils aient l’aval de Bourguiba et je vois plutôt là la patte des frères musulmans. De beaux faiseurs de merde, Dieu préserve ! Ces gens là sont des allumés qui égorgeraient père et mère comme tous les fanatiques de la terre. Les braves Tunisiens n’ont pas besoin d’un Simon de Montfort. Depuis les Phéniciens ils ont souvent donné.

Quoiqu’il en soit, l’amiral a commandé aux pilotes de TBM d’aller faire un simulacre de bombardement en piqué au-dessus des terrasses blanches. Avec leurs gros fers à repasser, mes collègues se sont donné des frissons d’acrobates sans filet, car leurs lourdes machines ne sont pas des "helldivers" et serviraient mieux comme lance-torpilles au ras de l’eau. Ce sont de vieux clous tout à fait dépassés qui ne servent qu’à l’entraînement et au remorquage de manche, pour faire jouer les pilotes de chasse. La Royale n’a pas encore de drones, ces avions sans pilote, peints en rouge, qui servent de cibles volantes à la marine américaine et permettent aux pilotes et aux canonniers de se défouler sans risquer de trucider leurs semblables.

Je ne sais pas si des pilotes auraient accepté de lâcher de vraies bombes sur les maisons. L’un d’eux m’a dit que non, qu'il les aurait larguées dans l'eau.

Le bombardement simulé a été le grand spectacle de la journée. Les mistrals de l'armée de l'air firent même une apparition. Les gens observaient le cirque depuis les terrasses de café tout en cochant leur grille de toto-foot, ou debout dans la rue pour mieux voir.

Dans la casbah, les avis sur la manœuvre sont paraît-il très partagés et personne n’a bien compris si c’était un châtiment, une intimidation ou un gage de protection. En tous cas il n’y a pas eu d’accident, aucun avion ne s’est écrasé, et c’est mieux ainsi pour tout le monde.

Les plongeons des TBM ont remué quelque peu la paisible société bizertine. Des sentiments confus de crainte et de méfiance, latents jusque là, sont montés en surface comme ces roses des sables qu’un coup de sirocco découvre et que la tempête suivante enfouira peut-être à nouveau sous la dune.

Notre joli tableau d’harmonie civile pourrait bien se craqueler. La connivence ne sera plus de mise. La peinture s’écaille. Vivement qu’une solution politique soit trouvée avant que ça commence vraiment à déraper, car toutes les strates de la population sont à la fois profiteuses et blousées. Seulement il apparaît maintenant au grand jour que toujours les mêmes tirent le meilleur parti de la construction sociale.

Les tabous religieux et les carcans coutumiers n’arrangent pas la sauce.

Le monde colonial est un système très hiérarchisé, une boursouflure de l’organisation métropolitaine. Ici les princes de l’administration vivent comme des nababs et les riches sont omnipotents. Les pauvres, qui sont par ailleurs les premiers habitants du pays, ne sont plus que le trop plein d’une société qui s’enrichit sans eux. Et si le moment était venu de les faire participer au festin ?

La société locale n’est pas encore suffisamment mêlée et des cicatrices pourraient se rouvrir et saigner. L’origine ethnique ou nationale des groupes aggravera le problème. Je n’ai pas oublié la chasse aux Italiens au début de la guerre et le rejet des Espagnols dans nos campagnes. Si le bateau coule, ce sera : "Tous aux canots et chacun pour soi." Misère !

Quant à l’armée et à la police, déjà déçues par l’abandon de notre empire d'Orient, elles peuvent avoir des réactions d’honneur mal placé et elles ne resteront dignes que si leurs chefs font montre de courage, d’intelligence et de sens civique. Une fois le bordel déclenché, le pire peut arriver et même des hommes qui ont subi la barbarie des nazis pourraient à leur tour perdre les pédales et se montrer cruels.

J’ai retrouvé Mario chez Mireille. Il entraîne toujours ses Sénégalais. Du Kébir on domine leur zone d’exercice. On les voit s’activer autour des pièces comme des fourmis, puis les panaches des explosions jaillissent un peu plus loin. Parfois j’amène mes soldats se baigner dans les criques, les jours de repos. Nous contournons alors d’assez près le champ de tir et nous entendons le bruit de Jéroboam qu’on débouche qui accompagne le départ des obus de mortier. Le fracas de l’explosion suit l'éclair de l'impact à une paire de secondes.

Les soldats ne vont jamais se baigner seuls car ils ne sont pas armés. Ils me demandent de les accompagner et apprécient beaucoup ma présence rassurante. Sait-on jamais.

J’ai dit à mon copain que je voyais sa troupe du haut de mon rocher. Je l’ai aussi vivement remercié de me laisser son poste de radio.

Comme beaucoup de sergents célibataires, Mario réside au casernement. Son travail est quotidien et il n’est pas soumis aux tours de service des navigants ou du personnel posté en continu comme moi. Il travaille le jour et il sort le soir, comme un ouvrier d’usine. S’il est fatigué il reste à la caserne, de préférence au bar du mess où les bières sont bon marché.

Je lui ai demandé ce qu’il pensait des événements de la semaine.

Ça me semble être une bonne hypothèse et ce Mendès-France n’est peut-être pas si con que ça. De plus j’ai de la sympathie pour lui car dans l’armée de la France libre il était navigateur lui aussi. Le seul truc qui me paraisse un peu ridicule c’est qu’il veuille faire servir du lait dans les casernes. Je n’aime le lait que sous forme de fromage ou de milk-shake, et le milk-shake n’est pas encore connu en France.

Dans la marine française on fait marcher les matelots au vin rouge, du bon gros pisseux qui fait des taches. Leur ration c’est un quart par repas et s’ils ont bien œuvré ils ont droit à la "double", c’est-à-dire au demi-litre, récompense suprême. C’est proprement dégradant. Dans les mess de sous-offs, pardon, d’officiers mariniers veux-je dire, le nectar de service est le Sidi-Brahim à 14°5. Il est de toutes les célébrations, en plus de l’apéro, bien sûr.

Les officiers seraient plutôt bordeaux et champagne. C’est dans leurs rangs que l’on trouve le plus de barons et de petits marquis, presque autant qu’au Quai d’Orsay. Ils dissimulent bien mal leur dédain pour la valetaille. On a dû leur monter le bourrichon à l’école navale. Je ne comprends pas que ceux qui se sont ralliés à de Gaulle pendant la guerre n’aient rien fait pour changer cette mentalité. Ils ne sont pas vraiment méchants mais on sent qu’ils se prennent pour une caste supérieure, même ceux qui ne sont pas nobles. Ils n’ont rien de commun avec cette canaille de Surcouf qui fut un grand marin sans avoir fait l’école des empanachés.

Les officiers des équipages, rarissimes élus sortis du rang, doivent arborer des galons ridicules, barrés d’une patte bleue portant bouton, pour ne pas qu’ils se mouchent avec la manche. Pitoyable marine !

Bien sûr le tableau que je brosse est trop chargé pour être honnête, mais aujourd’hui je suis scrogneugneu, comme dirait ma grand-mère, je ne sais pas au juste pourquoi, et après tout j’ai bien le droit. L’amiral n’avait pas à faire son cirque sur la casbah.

Mireille s’approche et me passe la main dans les cheveux :

Mario la remercie en lui caressant le dos et lui roule un petit patin. Ils me font un clin d’œil.

Plus sérieusement, elle nous dit qu’elle envisage de vendre l’établissement et d’aller couler des jours tranquilles dans sa Bretagne natale ou alors sur la Côte, ça va dépendre. Elle est divorcée depuis longtemps et n’a pas d’enfant que je sache. C’est une femme désirable qui approche de la quarantaine et que les rides n’ont pas encore osé attaquer.

Mario, lui, rêve toujours de camions et compte les jours. Je me dis que s’il fait fortune, Mireille le rejoindra peut-être, à moins qu’elle n’en ait vraiment marre du soleil d’Afrique.
 

Guy Roves
Justin le marin