LE TEMPS SE GÂTE

Mireille n’est pas seule à vouloir plier boutique. On entend pareil son de cloche ici et là, chez les limonadiers. Maintenant que la venue de Bourguiba se dessine, certains vieux Bizertins se sentent bafoués. Ce n’est pas aux Arabes à faire la loi ici, disent-ils. Ils envisagent l’autonomie interne comme une offense, un renversement insupportable des valeurs.

Le maire aurait déclaré en privé qu’il ferait de la résistance administrative. Certains parlent ouvertement de former des groupes d’autodéfense si la situation s’envenimait. On discute maintenant de cette éventualité à la table familiale des Fab**. Leur ami monsieur "Quidonc", qui est inspecteur principal et sous-chef de la police, pourrait même procurer un fusil mitrailleur ou une mitrailleuse pour défendre la Grande Poste.

En attendant d’installer son artillerie sur les toits, il nous a invités à une partie de chasse à trois dans le djebel, sur des collines très giboyeuses qu’il connaît bien. Pas besoin de permis puisque la loi c’est lui et que nous serons ensemble.

Je n’ai jamais chassé de ma vie et on me confie par prudence une sorte de pétoire à un coup, une 9mm apparemment, qui tire des cartouches à moineaux. Si, comme Tartarin, je me trouve face au lion de l’Atlas, je pourrai toujours l’abattre avec mon Herstal. Mais aucun fauve ne s’étant récemment évadé d’un zoo que je sache, il n’y aura pas de gigot de félin au menu de ce soir.

Monsieur Fab** et monsieur Quidonc ont des fusils de chasseurs professionnels, tout brillants et sculptés aussi bien dans le bois que dans l’acier. Ah ! J’oubliais. L’inspecteur a aussi amené un chien, un spécialiste du flair comme son maître.

Nous sommes parvenus aux collines dans un véhicule de la police. Quidonc sort une carte du coin dont je grave l’information essentielle dans ma tête. Mon métier m’a donné un coup d’œil photographique. Il n’y aura aucun problème pour retrouver la voiture.

Le chemin carrossable s’achève ici. Un bout de piste paraît le prolonger à travers un fouillis végétal très dense. Il y a peut-être du gibier là-dedans, mais le sentier se perd dans les épineux, impraticable. C’est pourquoi nous décidons de ratisser les deux collines parallèles de part et d’autre du thalweg. Je prends celle de gauche, mes amis et leur chien celle de droite. Après dix minutes de grimpette, me voici sur la croupe rocheuse, au milieu de buissons rabougris piquetés de quelques arbres. A deux cents mètres, sur la crête voisine j’aperçois mes compères qui avancent, à peu près à ma hauteur. Il est huit heures du matin et le soleil ne va pas tarder à taper. Pour l’instant et grâce à un petit vent du nord qui vient de se lever, c’est très supportable.

Comme il n’y a pas de sûreté à ma carabine, je ne l’ai pas armée, par précaution. Il me faudra pousser le levier et le rabattre avant de tirer.

Pan ! Pan ! Une double détonation suivie d’aboiements sur la colline d’à côté. Je ne vois pas mes compagnons, mais je pense qu’ils ont dû tuer un quelconque gibier. De mon côté toujours rien. La promenade est agréable et je me mets à chantonner.

Clic ! Pan ! J’ai tiré sur le gros faisan qui a pris son envol presque à mes pieds. Il était là, dans l’herbe haute, juste derrière ce petit buisson à trois mètres. J’ai visé en plein milieu. Il était si près que je l’aurais eu en tirant avec l’arme à la hanche.

Ses plumes n’ont pas tremblé et il a poursuivi son vol, superbe. C’était un beau mâle, très coloré. Mes doigts tremblent d’excitation. Calme-toi mon garçon, je ne te savais pas une âme de prédateur.

J’ai vite rechargé ma carabine et maintenant je la garde armée, le canon pointé vers le sol devant moi. J’avance avec précaution. Je m’approche des buissons comme un guerrier sioux. Je me souviens des jeux de piste avec les louveteaux pendant la guerre et ça me procure un grand plaisir.

Ma vigilance est récompensée. En brassant l’air de ses ailes, un énorme oiseau, aussi gros qu’un dindon, s’envole à nouveau à trois pas de moi. Cette fois je suis prêt et je le fusille à bout portant. Le salopard ne tressaille pas et s’éloigne en rasant les taillis. Il pousse une sorte de ricanement.

Depuis l’autre colline, mes amis qui ont entendu mon coup de feu me font de grands signes. Je leur crie : "Non !"

Ces sacrés oiseaux ont maintenant décidé de me narguer et voici que quelques perdrix ou pintades, je ne sais, bien tranquilles, me laissent approcher à une quinzaine de mètres avant de décoller, goguenardes. Elles ne risquent doublement rien : d'abord parce que ma carabine à un coup est inoffensive et ensuite parce que je viens de décider que je ne jouerai plus jamais au chasseur. Gibier ou pas, j’aime trop les animaux et je ne les traquerai plus qu’en cas de vraie nécessité, pour survivre.

Je poursuis mon chemin le cœur léger et je rencontre d’autres faisans que je regarde s’envoler avec détachement. Désormais je suis leur ami.

Il est près de midi. J’ai rejoint mes comparses et nous retournons à la voiture où de l’eau fraîche nous attend dans une petite glacière. Ils sont bredouilles. Leur chien a bien levé une compagnie de perdreaux, mais trop loin. Ils ont tiré sans conviction et sans résultat. Ils ont peine à me croire quand je leur parle des faisans et du gros oiseau. D’après ma description l’inspecteur en déduit qu’il s’agissait d’un beau coq de bruyère.

Parvenus à l’automobile, nous désinfectons largement l’eau fraîche au pastis de Marseille avant de noyer la déception des deux chasseurs dans le breuvage. L’élixir ne tarde pas à produire l’effet escompté et l’ambiance du retour glisse à la franche rigolade. Quidonc se révèle être un joyeux compagnon. Fab** entonne un chant catalan. Le chien s’est assoupi.

Une idée idiote me vient à l’esprit : et si cet enfoiré de policier m’avait donné des cartouches chargées à blanc pour se payer ma tête ? L’alcool me rend suspicieux !

Je profite d’une journée de repos pour me rendre à Tunis en autocar …et en uniforme. Quelle aventure ! Je comprends pourquoi les gens préfèrent louer un taxi. Les voyageurs sont entassés, pressés, soudés par l’épaule comme dans une église irlandaise. Ça me rappelle aussi les pires moments des transports du temps de guerre. Mes compagnons de voyage paraissent surpris de voir un Européen parmi eux. Malgré les vitres baissées, la chaleur est étouffante. La route, bien droite, longe des champs pierreux que des laboureurs en guenilles griffent en minces sillons. Leurs antiques charrues de bois sont tirées par un âne ou un maigre cheval. En approchant de la capitale, on traverse d’immenses oliveraies tracées au cordeau. Contraste.

Tunis est une ville superbe. Dans les souks, j’achète un très beau tapis de Kairouan pour ma future maison, car j’en aurai une un jour. Chargé de mon encombrante emplette, je renonce à prendre le car et je reviens à Bizerte en camion militaire.

Depuis quelque temps, de nouveaux fellaghas ont fait leur apparition en Algérie où il y a même eu des attentats. Des fellaghas dans des départements français c’est un comble ! Il serait peut-être temps de déclarer solennellement que l’Algérie c’est la France et que tous ses habitants sont des Français à part entière, qu’ils s’appellent François, Moïse ou Mohamed. Et pour commencer, plus de gouvernement général, plus de double collège et plus de douane : La douce France doit annoncer au monde qu’elle est un état laïque, pluriethnique et protecteur impartial des trois grandes religions monothéistes …et d'autres si elles se présentent.

Si les électeurs de la métropole ou les colons sur place ne sont pas prêts à accepter cela, il ne reste qu’une alternative viable : la sécession pure et simple comme le firent les États-Unis d’Amérique. Et ensuite : un citoyen, un vote. Pour l’instant on ne parle que de la chasse aux révoltés. Mais une fois le pays pacifié, le problème ne sera pas réglé pour autant, alors pourquoi attendre ?

J'ai le sentiment que l'ancienne Barbarie est une colonie déguisée. Je ne me doutais pas de ça avant d'y débarquer !

J'avoue que je n'y ai passé que quelques mois et que ma vision a peut-être été faussée par des ragots de caserne, mais la société locale se défend contre les corps étrangers et ne m'a pas laissé loisir de pousser plus loin mon observation.

J'étais basé à Tafaraoui-Lartigue, près d'Oran. En tant que quartier-maître volant j'avais l'autorisation permanente d'aller à terre hors service, de circuler en ville après minuit, de revêtir la tenue bourgeoise et de découcher.

A Oran, la population forme un gros millefeuille social, étagé selon la richesse et le pouvoir. Des couches aux couleurs des patries d'origine se superposent sans se mêler, traversent le gâteau de part en part. Des grumeaux ethniques ou religieux y résistent à la dent. Drôle de mouna  !

De prime abord, les gens de la ville m'ont paru avenants. Ils vivent dans une connivence bon enfant, se comprennent à mi-mot et ne s'embarrassent pas de chichis. Ça c'est leur bon côté.
 
Mais les anciens barbaresques sont relégués aux strates inférieures, là où la pâte attache, crame toujours un peu. Ce n'est pas encore la ségrégation à l'américaine, mais ça en prend le chemin. Et la société orannaise passe pourtant pour être plus ouverte que celle d'Alger, la capitale.

Tout est prétexte à festivités. Des voisins s'agglutinent autour d'un méchoui ou d'une sangria pour fêter ensemble quelque événement du quartier. Les bambocheurs se moquent du "qu'en dira-t-on". La trivialité exubérante des mâles banalise des comportements épouvantables. Il est courant qu'un jeune homme aborde un compère en lui faisant une zitoune (une olive), c'est-à-dire en lui enfonçant l'extrémité du médius dans la raie des fesses jusqu'au trou du cul, et que dire de ces pères de famille se vantant au bistrot de niquer  la servante indigène, la fatma. Peut-être que c'est faux, mais en France personne n'oserait raconter des choses pareilles, et dans un lieu public de surcroît, tandis qu'en Algérie ça a l'air d'amuser les copains des matamores. Apparemment, les épouses n'en veulent rien connaître. Ce serait sans doute différent s'ils faisaient du gringue à madame Martinez, la poule d'en face :
 


A l'heure du marché, une voix claironnante interpellera la rivale :
 


Les pieds-noirs  des quartiers populaires n'ont pas l'air de beaucoup aimer les soldats venus de métropole. Ils affectent de mépriser ces intrus, ils restent entre eux, ils craignent je ne sais quoi. Ils ont sur le reste du monde une vision très plate,  coincée, à ras de terre. On trouve ainsi, en Asie mineure je crois, des sables comme eux dont les strates ne se mêlent jamais.

Vers les hautes couches tout change. On entre dans un monde de rubans, de galons et de beaucoup de pognon. Tout ce qui me manque !

Enfin, tout au sommet, comme partout ailleurs, règne le gratin le plus doré, celui des grands chefs et des milliardaires. Ces gens-là viennent d'une autre planète et continuent de se reproduire entre eux comme les anciens rois.

Paradoxalement, cela n'est pas sans rappeler le fond du panier, jamais remué, où les plus pauvres des pauvres, eux aussi, se reproduisent entre eux mais moins confortablement.

Dans l'ombre des nuits chaudes, au déversoirs des casernes, des prostituées font du racolage, tout comme à Toulon. La particularité locale, c'est que de pauvres gamines en haillons, dont certaines n'ont pas dix ans, viennent des bidonvilles périphériques attendre le car des permissionnaires. Elles proposent des pipes  aux matelots et les plus grandes offrent de se faire baiser ou sodomiser pour quelques pièces de plus.
 


Les matafs refusent le plus souvent. Ils ont peur d'attraper des  maladies infantiles.

Algérie salope !

A tes Levantins, à tes Mahonais du bord de mer, la vie est douce. Ils connaissent les codes : plastronner sans quitter sa niche, simuler la bonne entente et profiter du soleil et de l'eau. Leur jovialité est parfois débridée. Ils ont de la faconde et de la répartie, mais l'étranger est baladé autour de la façade, ne passe jamais la porte et, pour le Martinez local, l'étranger c'est moi, c'est vous, c'est Martinez de Périgueux ou bien de Bergerac.

Qu'est-ce que je raconte ? Être traité en intrus, me donnerait le droit de cataloguer les gens, de rendre la monnaie de la pièce ? Quand on est mortifié, il est tentant de généraliser, d'en vouloir à la terre entière. Ressaisis-toi, mon garçon. Ne fais pas ton malin, reste au large, la xénophobie peut être contagieuse.

Au Maroc, le prochain retour d'exil de Mohammed ben Youssef nous économisera sans doute une guerre coloniale. L'Istiqlal l'emporte et ça ne va pas arranger les affaires du Glaoui, sultan de Marrakech, qui a tout misé sur la France. Le futur Maroc indépendant ne va-t-il pas rêver d'un Grand Maghreb, sans Français et sans Espagnols ? Pour en revenir à l'Algérie, espérons que l'affable président Coty ne suivra pas les traces de Louis-Philippe et qu’il n’aura pas à lancer les zouaves du colonel Delpy à la reconquête de la Mitidja.

Passons à des choses plus sereines.

Mohamed m’a invité à ses fiançailles. Ce sera pour moi l’occasion de retourner à la casbah et d’étrenner vraiment mes souliers bleus.

Des décorations, je n'en ai pas. Mes divers insignes feront l'affaire.

C’est la seconde fois qu’on m’invite à ce genre de festivité. La fois précédente, c’était au Canada, à la shower party de John Harriet, je crois, un copain du fils Vadeboncoeur. C’était une sorte de soirée sur le thème des provinces françaises, avec enlèvement simulé de la future mariée. Tout le monde était déguisé. J’eus ainsi l’occasion de faire danser de jolies Auvergnates qui ne parlaient qu’anglais et mon voisin alsacien aux grosses bacchantes se révéla être le group captain commandant la base de Gimli.

C’est Ahmed cette fois-ci qui m’accompagne. Nous sommes en début d’après-midi et le quartier a gardé quelque animation même si pour certains, ici aussi, c’est l’heure de la sieste. Ahmed est bien connu et les passants nous saluent. Quelques filles voilées disparaissent en chuchotant.

Mohamed nous accueille avec un plaisir évident. Il est sapé comme un milord et je le félicite sur sa fière allure. Suprême honneur, il me conduit à une arrière porte pour saluer sa mère qui m’embrasse comme du bon pain. J’ai même droit à une apparition furtive de la promise qui me sourit à distance et que je salue d’une inclinaison de buste. Je suis le seul homme à avoir ce privilège, en tant qu’étranger et invité d’honneur. Je remercie chaleureusement mon ami pour cet accueil exceptionnel.

Il sourit d’un air entendu et s’éclipse. Ahmed me conduit à la salle des hommes.

Une surprise m’attend.

En rang d’oignon, une douzaine de vieux guerriers enturbannés de blanc. Ils arborent avec fierté leurs médailles militaires, leurs croix de guerre et même une légion d’honneur.

Ils sont quasiment au garde-à-vous. En les saluant j’ai l’impression de passer en revue l’armée d'Afrique. Instant d’émotion. A la veille du départ de leur pays vers une autonomie laissant présager l’indépendance, leurs yeux me disent que nous resterons frères.

Ahmed me présente à l’imam qui doit présider la cérémonie. Entrent alors Mohamed et la fiancée. Le religieux va les bénir et récite une prière. On m'a placé au milieu de la rangée. L’oraison perdure, entrecoupée de répons collectifs, les paumes tournées vers le Ciel. Après une dernière imploration, l’officiant se tourne vers l’assistant le plus proche et l’embrasse sur chaque joue en récitant une bénédiction ou un remerciement. Le chef de file se penche alors vers le second et le cérémonial se renouvelle le long de la rangée. Lorsque vient mon tour j’improvise :

La bénédiction originelle repart ensuite jusqu’au dernier membre de l’assistance. La chaîne n’a pas été rompue, tout le monde est heureux.

L’imam termine la cérémonie en venant nous asperger un à un avec un ramillon imbibé d'eau de rose. Les fiancés s'éclipsent. Nous restons entre hommes pour la suite des festivités. Un petit orchestre s’installe au fond de la salle et l’on apporte les pâtisseries et les rafraîchissements. A travers les rideaux de la porte du fond, les youyous et les rires des femmes parviennent jusqu’à nous. Elles ont l’air de s’en donner à cœur joie.
 

Guy Roves
Justin le marin