LES TRÈS CHERS FRÈRES
Son voyage le plus au nord avait conduit Justin sur les bords du lac artificiel de Saint-Ferréol à la limite du Tarn-et-Garonne. Il dura de sept heures du matin à la nuit tombée. Cela se passait plusieurs années avant la guerre. Pour la première fois, l'enfant quittait sa famille pour une journée entière. Aujourd'hui il ne se souvient plus si c'était déjà l'abbé Siau qui les accompagnait, en tout cas c'était une sortie du patronage et deux taxis avaient été loués pour l'occasion.
Le
lac était immense, il faisait plusieurs kilomètres de long.
Justin n'avait jamais vu une telle étendue d'eau. C'est comme ça
qu'il imaginait la mer, mais avec des vagues et des tempêtes en plus.
Il n'y avait pas de gros bateaux sur le lac. Seules quelques coquilles
de noix étaient à l'ancre, comme abandonnées. C'était
un lac pour promenades, un lieu de beauté, entouré de grands
résineux, mais très ensoleillé.
Ils s'étaient ensuite rendus au lac du Lampy qui n’est pas très loin de l’autre. Celui-là est un sombre, ceinturé de sapins noirs, serrés. Son eau est très froide. C’est un coin à glacer le soleil, à pourrir un été, un endroit maléfique.
Les lacs servent à maintenir en eau le canal du midi. Comme ils sont près du seuil de Naurouze, à la plus haute cote, ils peuvent aussi bien desservir le versant atlantique que le versant méditerranéen.
Au retour sur Carcassonne, les taxis avaient dévalé pleins gaz une longue pente en ligne droite et Justin avait vu, il jure qu’il l’a vu, l’aiguille du compteur frôler, atteindre, les cent kilomètres à l’heure. Ses copains, qui n’y étaient pas, disent que c’est impossible. Ils croient qu’il leur dit ça pour les faire bisquer.
Au
chef-lieu, visite du champ d’aviation de Salvaza où, dans un hangar,
il a pu toucher un avion, un beau biplan, pleins de haubans, avec une vraie
carlingue, une grande hélice et entoilé de partout même
autour de la queue. Le père de son copain Jeannot est un pilote
très connu et un jour il a emmené son fils en l'air pour
qu'il voie la Cité d'en haut. Mais Jeannot ne vit pas avec son père,
il est élevé lui aussi par une grand-mère, pas très
loin d’ailleurs de la Toulzane où habita l’aviateur Jules Védrines
dans la maison d’Aligon le tonnelier.
Son voyage le plus au sud, Justin l’a fait cette année avec les scouts, car il est scout à présent. Il n’a pas de chapeau à bosses, son port est désormais interdit et on porte un béret noir à la place. De même, le journal de l’association qui s’appelait "Scout" a dû changer de titre à cause des Allemands. C’est désormais "l’Escoute" et il ne fait plus référence à Lord Baden Powell, ni aux Anglais. Notre ami a toujours son sac à dos mais il devient triste quand il le regarde et qu’il pense à Hibou qu’il admirait tant. Qu’est-il devenu ?
Francis,
dit "Ciron", a pris la tête la troupe. Il doit bien peser cent kilos
et n'a rien d'un infime insecte. Son dérisoire nom-totem l'afflige
et il obtiendra d'être rebaptisé "Bison" au cours d'une cérémonie
ridicule à vous foutre l'estomac en l'air avec des cochonneries
de décoctions amères et de gelée aux poivrons piquants
qu'il faut ingurgiter sans sourciller.
Avec beaucoup de patience, le nouveau Bison dirige une troupe dégradée, plus morcelée qu'elle n'en laisse paraître. Finie l'euphorie pétainiste, adieu l'union sacrée dans le malheur partagé. On a l'impression que Dieu change de camp. Il ne peut quand même pas laisser tomber un maréchal qui communie tous les dimanches ! Un Dieu gaulliste ? Est-ce qu'il va à la messe au moins de Gaulle ? Il est peut-être protestant.
Mémé Camille est formelle :
Au fil des jours, la troupe scoute s'est morcelée en clans. Les garçons sont politisés selon le penchant de leurs parents, se font la gueule. Passant près de Justin, l'un d'eux lui sussura que son père était un traître et notre gamin lui porta un coup violent avec le poing serré autour d'un caillou, mais sans laisser dépasser celui-ci car ce n'était qu'une semonce. Les chefs durent s'interposer et faire promettre d'en rester là.
Aujourd’hui
Justin part vers l’est. L’autorail les a menés à Carcassonne.
En fait d’autorail il s’agit d’un autocar modifié dont le train
avant est monté sur un chariot qui s’adapte aux rails de la voie
ferrée. Voilà notre gosse au côté de sa tante,
installé dans un compartiment de troisième classe, face à
la marche, en route pour Béziers. C’est la première fois
qu’il voyage si loin dans un grand train et tout l’intrigue. Sur le quai
du départ, il a remarqué les policiers allemands près
des portes. Beaucoup d’écriteaux germaniques également et,
grande nouveauté, des femmes-soldats en uniforme gris.
Le wagon est bondé. Ce n’est pas une
de ces voitures modernes avec un long couloir latéral où
les gens se tiennent debout au milieu des valises et des colis et doivent
se plaquer contre les fenêtres quand un voyageur descend. Le convoi
est composé de vieux wagons haut perchés où l’on accède
directement aux compartiments. Aux arrêts dans les gares, les gens
près de la porte éloignent les candidats au voyage :
Justin
regarde défiler les coteaux des Corbières couverts de vigne.
Pas de tunnels comme dans la Haute Vallée. Après Lézignan,
les collines s’adoucissent. Parfois un train roulant en sens inverse les
frôle en hurlant. Cela n’arrive jamais à l’autorail de Quillan
qui roule sur voie unique.
A partir de Narbonne il essaie d'apercevoir la mer. Tante Mathilda l’a déjà vue, elle ne se rappelle plus où, peut-être du côté de La Nouvelle ou de Leucate où habite Henri de Monfreid dont il a lu plusieurs livres. Il ne la verra pas cette fois-ci d’ailleurs, les collines de la Clape font écran. Ça doit être tellement beau la mer ! A travers ses lectures, Justin la connaît déjà et il rêve du jour où il la découvrira pour de bon.
Les
voici à Béziers. A la sortie des quais, des sbires en trench-coat
gris et feutre rabattu, dévisagent les voyageurs un par un. Brr
! Devant la gare, un véhicule du Pensionnat attend les petits collégiens.
C’est une grosse fourgonnette qui marche au gazogène. Les valises
qui n’ont pas trouvé place sur le toit sont posées sur le
plancher à l'intérieur et tenues calées entre les
jambes. La tante va s’asseoir à l’avant, à côté
du frère conducteur. Justin fait la connaissance de futurs condisciples
qui ont voyagé dans le même train. Ils passent le long d’un
grand jardin public qui s’appelle le Jardin des Plantes et où vit,
apprend-t-il, un chameau, mascotte de la ville. Ça grimpe. Voici
de larges allées, bordées de magasins et de cafés.
C’est beau et riche. Une statue de Paul Riquet domine les gens. Le frère
indique le théâtre, aussi monumental qu’une église.
Enfin des ruelles, la place saint Aphrodise et le PIC.
Justin était attendu, car frère Paul de Sable-de-Rivière l’avait recommandé par épître à frère Basile, sous-directeur. Après les présentations, les enfants sont conduits aux dortoirs pour ranger leurs affaires. On accède aux étages par la grande tour et son immense escalier. Le nouveau collégien découvrira par la suite qu’il est possible de circuler en restant au même niveau et en passant d’un corps de bâtiment à l’autre, mais seuls les frères préfets ont en permanence sur eux le trousseau de clés magique.
La
tante part enfin, les larmes aux yeux. Elle est resté aussi longtemps
qu'elle a pu et il ne faudrait pas qu’elle manque son train. Justin espère
qu’elle trouvera une place assise, mais rien n’est moins sûr. Elle
aura sans doute à attendre avant d’embarquer car il est très
rare de nos jours qu’un train passe au moment prévu. Les attentes
de plusieurs heures sont fréquentes et il peut arriver qu’un convoi
soit bloqué en cours de route et ses rames décrochées
pour être attelées à un train suivant.
En plus du trousseau, chaque pensionnaire a amené une caissette, fermée par un cadenas, qui renferme les provisions personnelles. Outre quelques tickets de pain prélevés sur la carte d'alimentation de la grand-mère, deux pots de confiture et un sachet de noisettes de la vigne du grand-père permettront au petit d'améliorer l'ordinaire et de tenir jusqu'à Noël. Les confitures partiront en premier, car depuis qu'on les fait au sucre de raisin elles se conservent moins une fois entamées. Il a dû promettre de bien les surveiller et de ne pas hésiter à enlever la couche de moisi, le cas échéant, pour ne pas s’empoisonner.
Sa
vie au PIC est sans histoire. Il s’est inscrit à la JEC et s’entend
bien avec tout le monde. Il a décidé de travailler dur pour
tirer sa famille du pétrin et il s'efforce d'être dans les
cinq premiers dans toutes les disciplines. Au début, le plus dur
fut l’anglais, car il n’arrivait pas à prendre l'accent, mais il
met les bouchées doubles et parvient malgré tout à
se placer dans les bons.
Les grands, de la quatrième à la philo et aux maths, ont messe obligatoire tous les matins. Bien que ce ne soit pas le cas des petits, Justin redevient très pieux, sans doute par imprégnation. Ici, pas de politique même si le pétainisme est la tendance dominante. Chez les frères de Béziers l’enfant découvre en premier des hommes généreux, qui protègent et accueillent sans questionner. Ils sont tout l’opposé de ces croisés du Nord qui avaient trucidé tout le monde lorsque les catholiques, clercs et laïcs, s’étaient volontairement mêlés aux cathares réfugiés dans l’église Sainte-Madeleine.
Justin est en sixième C-1. Ses condisciples viennent de tous les milieux. Beaucoup sont fils de propriétaires terriens, d'autres de médecins, de commerçants, de fonctionnaires. Quelques-uns sont très riches, tous très bien élevés, et il y a même parmi eux un noble qui vouvoie ses parents.
La colonie des Catalans est la plus importante car de nombreux pères et grands-pères perpignanais ont été éduqués au collège de Figueras en Espagne où les frères s'étaient exilés lorsque les congrégations avaient été chassées de France en 1904. Les plus vieux professeurs ont d'ailleurs passé le plus clair de leur vie au-delà des Pyrénées. C'est en particulier le cas du doyen, frère Achille, ancien directeur du laboratoire de physico-chimie de l'université catalane mais qui , avant ça, avait enseigné à Paris. C'était au siècle dernier, et il évoque encore avec un trouble de jeune homme la petite Marie comme il l'appelle, cette jeunette pas très chrétienne mais tellement brillante ! Achille n'aurait-il pas été un peu amoureux de sa collègue polonaise ?
Le vénérable chimiste est l'exception qui confirme la règle, le moins coincé des messieurs à tricorne, car le grand problème de ces frères n'est pas théologique, c'est le mythe de la pureté. Ils administrent à leurs élèves des cours de catéchisme, de morale et d'éducation religieuse, soient tels quels, soient accommodés à quelque sauce. En termes allusifs et répétitifs ils essaient de les cuirasser contre la branlette qui fait pleurer la Sainte Vierge et qui a envoyé tant d'âmes en enfer. Péché mortel, péché mortel. La chose n'a pas tellement tracassé Justin jusqu'ici, mais voilà que ça devient d'actualité. Est-on vraiment un monstre, un très grand pécheur, si on tombe dans l'onanisme, si on cède à la nature ?
Le
grand souci des chers frères, c'est ça. C'est leur calvaire
et leur hantise. Ils donnent l'impression d'être toujours à
cheval sur leur poutre, d'avoir un truc qui les gêne, qui les démange.
Leur combat contre la tentation est sans répit. C'est pas possible
d'être plus tenté que ces gens-là !
Heureusement que l'aumônier sait parler d'autre chose, remet la religion en place. C'est de plus un humaniste et un savant qui mène des fouilles à l'oppidum d'Enserune.
Deux
ans plus tôt, c'est à l'école que Justin et quelques
copains avaient connu un mémorable émoi sensuel. Ils avaient
alors autour de onze ans et ce n’est donc pas de l’histoire bien ancienne.
Comme il avait plu ce jour-là, ils jouaient sous le préau
lorsque le frère eut l'idée d'organiser une petite séance
de gymnastique en empiétant même sur le cours suivant.
Il décida qu’ils grimperaient au mât, ainsi qu'on appelait la perche oscillante du préau. Le bois était humide, adhésif aux cuisses. Genoux serrés, chevilles croisées, Justin entama sa reptation vers le haut et ce fut le trouble : une sensation inconnue, voluptueuse, assortie hélas d’un raidissement bien gênant dans sa culotte courte. Et si ça se mettait à sortir devant tout le monde ? Les garçons ne portaient de caleçon ou de slip qu’en hiver. Le gamin devint rouge comme une pivoine.
Il n’y tint plus. Avec précaution il se laissa glisser doucement vers le bas ce qui n’arrangea pas vraiment les choses.
Le frère était déçu.
A la sortie de l’école, ils échangèrent des confidences.
De
fil en aiguille, ils décidèrent de se prendre en main sous
la direction experte des Lorrains. Accroupis dans d'imaginaires tipis,
ils affûtaient leurs instruments et enrichissaient leur vocabulaire.
Ils guettaient les symptomes des pilosités futures, découvraient
d'inattendus smegmas. Hélas, au bout de quelques séances
ils furent submergés de honte et rangèrent plumes et calumets
dans le grand coffre du sorcier d'où ils ne ressortirent plus.
Restait le problème du péché vraiment solitaire. Si l'on interprétait les allusions du frère dans le pire sens, il pourrait bien s'agir d'un mortel. Pour se rassurer, les gamins s'étaient réunis en concile et avaient décrété que tant qu'aucune goutte ne sortirait de la chose, ce ne serait pas un mortel mais seulement un gros véniel, pas obligatoire à confesser au curé. Ils s'étaient donné ainsi quelque répit et avaient pu quitter les faubourgs de Gomorrhe et Sodome sans être changés en statues de sel.
Justin
se souvient de sa candeur quand il voulait devenir saint. C’était
un peu avant la guerre, il avait alors sept ou huit ans. Jamais de gros
mot, une bonne action ou plus par jour, quelques sacrifices volontaires
comme refuser la confiture sur la tartine du goûter, respectueux
de ses parents et de ses maîtres, studieux, acceptant sa condition
de presque-pauvre, bon camarade et naïf comme une vierge du temple.
Il collectait les papiers dorés des bouchées au chocolat
de ses copains pour le compte du vicaire de saint Martin qui les enverrait
à l’œuvre de la Propagation de la Foi pour acheter de petits orphelins
chinois. Jamais de mensonge et jamais de larcin, mais de grosses colères
lorsqu'on lui refusait une explication cohérente, bref le gosse
était de la graine d'un Torquemada.
Il avait aussi une espérance secrète derrière la tête. Il s'était longuement renseigné sur le destin du prophète Élie qui avait été enlevé au ciel de son vivant. A force de l'importuner, il avait poussé sa grand-mère, excédée, à admettre du bout des lèvres que le jour de la résurrection des morts Élie ne pourrait pas ressusciter puisqu'il était toujours en vie. Il faudrait alors qu'il meure tout d'un coup et qu'il ressuscite dans la même seconde, clic, clac ! Les autres personnes sur la terre ce jour-là subiraient un sort semblable car tous les êtres vivants doivent mourir un jour, même les arbres et les fourmis, c'est la règle. Seul le règne minéral est épargné. Saint Paul est d'un avis un peu différent dans sa première épître aux Corinthiens quand il parle de gens qui seraient directement transfigurés. Quoi qu'il en soit, ces humains du dernier jour, Élie compris, auront plus de chance que Jésus en personne qui dût attendre trois jours pour endosser son corps glorieux.
Les élucubrations de l'enfant agaçaient la vieille femme qui n'aimait pas penser aux choses qui nous dépassent et s'en remettait aux âmes du Purgatoire pour annoncer les décès familiaux et à ses rhumatismes pour prévoir le temps de la semaine.
Justin espérait bien s'épargner de mourir. Il s'enfermait pour cela dans de longues prières, suppliant le Seigneur de l'enlever au ciel tout vif. Il promettait d'être le meilleur petit chrétien du monde. Si Dieu ne voulait pas faire une seconde exception à la loi commune, surtout en faveur de quelqu'un qui n'était pas prophète, qu'il lui accorde alors de faire partie de la dernière fournée, des chanceux qui verraient la fin des temps de leur vivant.
A cette époque, il se demandait aussi comment les grandes personnes pouvaient être tellement bêtes qu'elles ne sachent pas dire les choses simplement. Mémé Camille et même le frère de l'école s'empêtraient dans des explications confuses quant on leur demandait d'éclaircir un point.
L’œuvre de chair par exemple, qu’on ne devrait désirer qu’en mariage, paraissait faire double emploi avec le poisson du vendredi et l’abstinence. Le frère affirmait que ça voulait dire qu’il ne fallait avoir d’enfant qu’en famille, mais comment pourrait-on en avoir autrement, se disait Justin, je vous le demande ! Et puis les enfants c’est Dieu qui les fait et qui met une âme dans leur corps au moment de leur naissance, tout le monde sait ça. Qu'est-ce que la chair a à voir là-dedans ?
Par
contre, le vieux saligaud qui essayait d’attirer les petits écoliers
derrière le portail de monsieur Adam, le dentiste, au bout de la
rue du Palais, on aurait dû le classer faiseur de péché,
même si sa pratique n’était pas sur la liste. Il murmurait
"pstt, pstt" aux enfants pour qu’ils approchent. Un jour ils avaient voulu
savoir et ils avaient passé la tête. Le vieux avait tombé
le pantalon et exhibait son gros robinet. De ce jour la réputation
du scélérat fut faite et il ne put plus aller quelque part
sans se faire injurier :
A l’école comme au catéchisme, on exigeait des gamins confession et communion hebdomadaires, mais que dire à confesse quand on ne fait pas de péché. Justin avait carrément posé la question en classe.
Le problème paraissait insoluble. Justin a toujours eu beaucoup de volonté, il est "caparut" (têtu), comme on dit par ici. S’il promettait de ne pas recommencer, il tenait parole. Et le voilà sans péché à déclarer d’une semaine sur l’autre. Il y avait bien la solution qui aurait consisté à en faire, volontairement, pour pouvoir ensuite les confesser puisqu’on attendait ça de lui, mais il ne pouvait se résoudre à pécher alors qu’il recherchait la sainteté. Il s'était mis alors à confesser des fautes imaginaires, toujours les mêmes, suppliant Dieu qui voyait son désarroi, de lui pardonner sa supercherie.
Pour
plus de commodité, il avait même établi une liste passe
partout qu’il débitait avec des accents de sincérité
bien imités. C'était un peu frustrant de se faire engueuler
chaque semaine pour les mêmes péchés qu'on n'avait
pas commis, mais Justin était coincé. Ça donnait à
peu près ceci :
Quelques années plus tard, quand il se mit à pécher vraiment, il fut en quelque sorte soulagé de ne plus avoir à mentir, mais que Dieu lui pardonne, il lui arrive encore parfois d’allonger la sauce en cas de manque.
En
Russie, les Allemands pratiquent la défense élastique
qui consiste à se retirer des positions qui déforment la
ligne de front et posent d’inutiles problèmes d’intendance. Les
pensionnaires apprennent ça par les externes qui de temps à
autre introduisent un journal ou leur racontent ce qui se dit à
la radio. Ils savent déjà que Badoglio a capitulé
et que les Allemands occupent le nord de l’Italie.
Au PIC la guerre n’est pas le souci quotidien des élèves. Ils sont là pour travailler et ils travaillent. Les professeurs sont attentifs et persuasifs. A part un jeune prof de latin exalté, colérique et, plus que de raison, sexuellement obsédé, ils ne sont pas brutaux. Seuls les préfets menacent de distribuer des torgnoles et parfois le font. A défaut de cravache ils utilisent la chaîne à sifflet comme arme de persuasion. Ils frappent au bas des cuisses et sur les genoux, entre chaussette et pantalon. Avec son instinct d'enfant des rues, Justin a tout de suite trouvé la parade et porte son pantalon de golf été comme hiver, par précaution. Cependant, comme il est très bon élève, il n'est jamais frappé. Plus tard, devenu meneur, il sera physiquement respecté par tout le monde même quand il commencera à semer les graines de l'insoumission.
Il rêve parfois d'une chiourme de collégiens et de monsieur Vincent de Paul qui vient consoler les petits bagnards. Le saint en rachèterait bien quelques-uns, mais lesquels ? Tous se ressemblent. Alors l'enfant tire l'aumônier du roi par la manche :
Un jour on leur a servi des épinards à la caca d’oie. Comme c’était le plat principal, ils ont essayé de vaincre leur répugnance et ont beaucoup gerbé avant d'atteindre la porte du réfectoire, Justin en tête.
Autre spécialité : la salade à l'eau, toujours enrichie de chenilles vertes. En bout de table, le frère se sert le premier, lentement, en secouant chaque prise au-dessus du saladier. Les enfants les moins dégoûtés ou les plus affamés choisissent à leur tour une feuille ou deux, mais la plupart boudent la verdure.
Dans
la cour du bas, ils ont encore droit à quelques levers des couleurs,
mais le cœur n’y est pas. On ne chante plus : "Maréchal, nous voilà".
C'est l'attente. Ici aussi le vent tourne. Dans la classe de Justin tous
les partis coexistent sans qu’il y ait jamais d’affrontement idéologique.
Il semblerait que les professeurs soient partagés, les plus vieux
étant plutôt pour Pétain et les plus jeunes pour de
Gaulle. Le père d’un élève est chef de la Milice à
Narbonne, le père d’un autre commande le maquis de Clermont l’Hérault
et le grand frère d'un troisième est sur le front russe,
dans la Waffen SS.
Les
frères sont de drôles de zèbres. Ils déroutent
le petit Sablais. Leur comportement individuel est imprévisible.
Ce ne sont pas les mentors coulés au moule qu'il attendait. Par
exemple, maintenant qu'il est souvent premier en classe, il serait très
gêné de devenir "chouchou", mais trouverait ça normal,
en tout cas dans l'ordre des choses. Eh bien pas du tout. Par contre, il
y a un petit pensionnaire à tête d'angelot qui était
déjà en pension ici l’an dernier. Il rougit pour un rien
et ne partage pas les jeux violents de ses camarades. La génitrice
du "puer delicatus" vient le voir au moins deux fois par mois. C’est
une femme douce et peinte qui se fait du souci pour son rejeton. Elle s'adresse
chaque fois au frère X, professeur plein d'entrain, pour être
rassurée sur la vie de son fils en pension. Frère X s’est
pris visiblement d’affection pour ce gamin dont les résultats en
classe sont pourtant moyens et il veille sur lui mieux qu’un parent.
La nuit, un frère dort dans chaque dortoir et il y a un dortoir par groupement de classes : le dortoir des petits, le dortoir des sixièmes C, celui des sixièmes M, celui des cinquièmes, etc. Certains frères sont plus souvent de surveillance de dortoir que d’autres. C’est dû sans doute au fait que l’on exempte de garde ceux dont les ronflements briseraient le repos des enfants. Ce sont donc les plus jeunes qui sont utilisés et ils exercent par roulement, se relayant sans trop de régularité. Le lit du frère de service est le plus souvent en bout de rang près de la porte. Il prend plus de place que les autres car il est entouré de quatre panneaux de draps blancs tendus sur des tringles métalliques, pour isoler l’occupant comme on le fait pour les mourants dans les hospices. A l’intérieur du fortin de toile, le frère a une chaise pour poser ses vêtements de jour, et une petite table de nuit. Il dispose aussi d’une armoire.
Le
lit de Justin jouxte Fort Alamo. Comme notre gamin n'a pas le sommeil rapide
il observe, les yeux mi-clos, le monde endormi qui l'entoure. Eh bien,
toutes les nuits, se joue le même western : frère X, en pyjama
et charentaises, part en reconnaissance. Il patrouille entre le Rio Grande
et les tipis, entre les lavabos et les lits.
Au passage, il se penche sur son protégé pour s'assurer qu'il
est bien bordé et dort paisiblement. Si le papoose fait de l'insomnie,
il l'aide à se lever sans bruit et l'emmène au camp retranché
où ils doivent réciter des prières ou se raconter
des histoires. Plus tard, au petit matin parfois, il arrive à Justin
d'assister au retour de l'enfant vers son lit d'origine et il simule à
chaque fois un profond sommeil.
Guy Roves
Justin le marin