L'ÉTÉ LE PLUS LONG
1944 . Depuis l'Afrique, les avions américains poussent des raids de reconnaissance jusqu'aux Cévennes. Aux portes de Béziers il y a un atelier de réparation de locomotives, usine Fouga, qui risque fort d'être bombardé un jour ou l’autre.
On conseille aux gens de quitter les zones à risques, le voisinage des ponts et des gares par exemple, et d’aller passer quelque temps à la campagne. Plus facile à dire qu’à faire quand on a son logement en ville et pas de point de chute au vert.
Le frère Fernand, chargé du ravitaillement et que tout le monde appelle par son nom de famille : monsieur Condamine, n'a pas la tâche facile. Il doit jongler avec les tickets, amadouer les services du rationnement, les leurrer peut-être. C’est que les jardins légumiers de Fonseranes approvisionnent en priorité le PIC et ses quatre cents estomacs tandis que les élèves poursuivent leurs études, imperturbables.
Max, le copain dont le père est chef de maquis, se tient sur le qui-vive. Quand les policiers viendront pour l’arrêter, les Frères l’aideront à disparaître.
La situation devient si hasardeuse que frère Stanislas, le directeur, décide d’écourter l’année des pensionnaires. D’autres établissements font de même. Pour Justin, le plus long été de la guerre peut commencer : les grandes vacances de 1944 vont durer sept mois.
Notre étudiant est de retour à Sable-de-Rivière. Les premiers temps, il retrouve l’école de la rue du Palais où les Frères lui laissent un pupitre disponible et des heures libres pour réviser son programme de sixième. Il remercie en servant d'assistant pour les cours de math et les dictées. Un camarade, René, dont le père est architecte en haut de la Toulzane, vient parfois l’aider à cultiver son latin. Bien qu’il soit plus jeune, ce garçon a commencé plus tôt. Lui aussi a été évacué de son collège.
Fin mai, Justin décroche de l'école et travaille seulement le soir à la maison. Dans la journée il sert au magasin mais il va parfois retrouver son ami monsieur Urbain pour pratiquer l’anglais et s’améliorer au jeu d’échecs.
Les jours de congé, il retrouve sa bande de copains. Ils ont mûri. Ils discutent beaucoup. Les arguments de leurs parents, des curés, des instits, des messages à la radio et des journaux sont souvent convaincants de prime abord mais tellement contradictoires. Quelle chance si les cow-boys venaient chasser les Allemands de France, mais quel risque si c'était les cosaques !
A la TSF, c'est la guerre sur l'onde. Radio-Londres incite les attentistes à la révolte et menace les miliciens :
Début
juin un débarquement a lieu en Normandie ( une tentative,
précise Radio-Paris ) et les Allemands de Sable et de la vallée
se replient sur Carcassonne. Ils envoient de temps en temps un avion de
chasse faire des boucles au-dessus du clocher de Saint-Martin pour qu’on
ne les oublie pas.
Une
volée de forteresses volantes est passée très haut
dans le ciel, cap à l'ouest, petites croix d'argent traînant
des faveurs blanches. Toute la population était dans la rue, sidérée,
le nez levé, l'oreille tendue. Un quart d'heure plus tard on percevait
le grondement lointain d'un bombardement.
Autre jour. Justin sert au magasin. C’est la fin de la matinée. Quel boucan ! Un bruit de gros moteurs. Une voiture et deux camions s’arrêtent en face de l'épicerie, de l'autre côté de la rue. Le premier camion est bâché, le deuxième est découvert. Justin se précipite pour verrouiller la porte du magasin et n’a pas le temps de tirer les grilles. Il pourrait être dangereux d'être vu. La grand-mère se met à égrener son chapelet au fond de la cuisine. Justin et sa tante montent au premier et regardent par les fentes des volets.
Ils sont juste en dessous, des SS tout en noir, les premiers qu’il voit. Dans la grosse voiture un homme est resté au volant. Un autre monte la garde, pistolet-mitrailleur au poing, sur le trottoir d'en face. Un officier sort en trombe de l’immeuble Canavy et donne l’ordre aux soldats au calot à tête de mort de débâcher le premier camion.
A l’étage, à hauteur d’yeux, une fenêtre de l’appartement du colonel Doyen est ouverte avec brutalité. A l’intérieur de la pièce, deux civils ont rejoint les SS. Ils fouillent tout, vident des tiroirs sur le parquet. Un peu plus tard, des caisses et des sacs sont tendus aux soldats debout sur la plate-forme du premier camion. D’autres objets sont jetés en vrac. La tante et son neveu essayent de voir si monsieur et madame Doyen, ou Ouistiti, ne sont pas dans un coin, martyrisés, mais ils ne les aperçoivent pas. En bas, les véhicules sont déplacés et le second camion est amené sous la fenêtre. Deux SS rejoignent ceux de l’intérieur en portant des cordes. Que vont-ils faire ?
Ils sortent un piano noir par la fenêtre et le placent sur le second camion sans trop de dommages. Les déménageurs quittent l’immeuble, les bras chargés de bibelots qu’ils calent au milieu du reste. L’officier SS et les deux policiers montent dans la voiture. Les soldats recouvrent de sa bâche le premier camion puis vont s’installer sur les bancs du second, l’arme au pied, de part et d’autre du piano. Le pillage a duré presque une heure. C’est terminé. Le convoi démarre et s’éloigne en pétaradant.
Mathilda et l'enfant sont couverts de sueur et la grand-mère, qui les a rejoints, s’est mise à trembler. La fenêtre d’en face est restée ouverte. Un contrevent bat. La rue est vide. Justin descend tirer la grille du magasin.
Le trio se retrouve dans la cuisine, en silence. Ils ont besoin de se calmer. Ils ouvriront dans un moment, quand leur cœur aura cessé de cogner.
Quelques heures plus tard, ils apprennent par
la rumeur que le colonel Doyen et sa famille avaient été
vus en début de matinée, montant la Goutine, et qu’ils avaient
pris une voiture qui les attendait au Tivoli.
Nous voici en juillet. La guerre fait rage en Normandie.
La grand-mère est toujours effrayée. Un rien lui donne des palpitations. La nuit, elle cauchemarde, se réveille en sursaut. Pour se calmer, elle a dormi chez sa sœur, laissant Justin avec tante Mathilda. Quand elle est revenue, au matin, elle avait des nouvelles fraîches :
La veille au soir la Gestapo avait investi la maison de maître Ruffié, rue de la Goutine, pour essayer de capturer leur cadet, Jacques, un étudiant qui fait de la résistance, mais le garçon avait filé comme un chat par les toits. Les Ruffié sont des amis de vieille époque. Ils ont dû avoir bien peur, mais quelle idée d’être gaulliste quand on est fils de notaire !
La maison de tante Jeanne est le dernier abri de la famille en cas d'urgence et l'ultime lien de mémé Camille avec son enfance, avec ses souvenirs du siècle révolu. C'est là que Justin et ses mères nourricières s'étaient réfugiés pour quelques jours, en 1934, quand le théâtre local avait brûlé sous leurs fenêtres, juste de l'autre côté de la rue, à l'angle de la Place au Bois. Un énorme incendie. Dans les cendres du clapier à fêtards avaient sombré les années folles.
Au mois d'août qui avait suivi, monsieur
Hitler fut élu président du Reich. L'avant-guerre commençait.
Ça y est, le maquis se manifeste. On va enfin les voir ces soldats des forêts. Les adultes restent chez eux, prudents, mais les enfants des rues sont déjà dans leurs pattes.
Ils portent des brassards rouges ou tricolores avec les lettres FTPF, peintes en noir. Certains ont des foulards sur le visage pour qu’on ne les reconnaisse pas et que leurs familles ne soient pas ensuite inquiétées par les Allemands ou la Milice. Ils sont une dizaine, rue du Palais, en train d’essayer de forcer la Maison d’arrêt qui a été réactivée et qui est gardée par une paire de gardes.
- Ouvrez-nous !
- On n’a pas le droit.
- Ouvrez-nous ou on fait tout sauter.
- Attaquez au moins la porte.
Quelqu’un trouve une hache. Un maquisard
donne de grands coups à la lourde porte doublée de fer.
- C’est bon. On se rend.
Le factionnaire derrière la porte
est bousculé et désarmé. Les gamins se collent aux
hommes comme des tiques.
- Foutez le camp. Ne nous faites pas chier. C’est dangereux. Vous allez vous faire tirer dessus.
Ils s’égayent à regret. On
raconte qu’il y avait un prisonnier et qu’il a été libéré,
mais Justin qui était pourtant aux premières loges ne saurait
le dire.
Vite
à la maison. C’est l’attente. Et si les Allemands allaient venir
pour faire un exemple ? Au bout d’une heure, ce sont les miliciens qui
débarquent, en camion. Ils sont une trentaine. Vêtus de bleu,
coiffés d’un large béret noir portant un énorme gamma,
ils défilent dans les rues principales en rangs de quatre, arme
sur l’épaule droite. Ceux du dernier rang portent des fusils-mitrailleurs.
Les gens les regardent passer en silence. Justin en reconnaît un
ou deux qui lui font un petit signe de connivence. Leur tour de ville terminé,
ils rembarquent et retournent à Carcassonne.
Rebelote. Des maquisards sont en train de s’approvisionner à l’entrepôt des tabacs de la Régie, route de Chalabre, derrière l’affenage de l’ancien relais de poste. Quand Justin et sa bande arrivent, l’opération est presque terminée. Un véhicule démarre. Des hommes le suivent en quémandant des cigarettes. Quelques paquets tombent à terre. A genoux les fumeurs font la récolte. Les gosses les auraient bien rejoints mais déjà quelqu’un crie : "les Allemands !"
Dans pareil cas il faut réagir vite. La bande déguerpit à toute allure. Au Tivoli il n’y a pas d’issue latérale. C’est une grande souricière entre la rangée des maisons du bas, sans ruelles, et l’alignement des villas du haut. Il n’y a que par la Toulzane et par la Goutine qu’on peut s’échapper et il y a bien plus de cent mètres entre les deux, de quoi justifier un bon sprint. Les gamins sont à mi-course vers la Goutine quand ils entendent les camions et les hurlements. Ils viennent de passer devant le Musée Petiet lorsque crachent les fusils-mitrailleurs. Plus que dix mètres et les voilà à l’abri des marches qui servent d’accès à la promenade. Ouf ! Au petit trot Justin rentre chez lui. En ville tout le monde a entendu les tirs qui n’ont duré qu’une paire de minutes. Au passage il informe les gens : "les Allemands sont en haut de la Toulzane".
En fait un véhicule de maquisards était en train de partir quand il fut aperçu par les guetteurs de la colonne allemande. Échange de coups de feu et long mitraillage, mais les résistants avaient déjà passé le pont sur le Cougaing et ne furent pas poursuivis. Un passant fut tué et les partisans ont peut-être des blessés.
Justin tire la grille de fer et verrouille avant de rejoindre à l’étage la tante et la grand-mère collées aux persiennes. Rien ne se passe. Au bout d’un quart d’heure ils commencent à mieux respirer. Depuis plusieurs mois des bruits circulent, inquiétants. Des miliciens auraient arrêté des gens pour les livrer à la police allemande. Justin n’ose croire une chose pareille. On parle aussi de villageois assassinés par les uns ou par les autres. Ils sont devenus fous, ou quoi ?
Fausse alerte, ils peuvent redescendre. C’est alors qu’ils perçoivent le lointain grondement. Le bruit s’amplifie, devient assourdissant. Les vitres vibrent. La colonne motorisée allemande a pénétré en ville et descend maintenant la rue de la Mairie en direction de la Place. Justin et les deux femmes tremblent de peur. Ils osent à peine regarder. Des ordres sont hurlés. Le premier véhicule dépasse un peu la porte du magasin et stoppe. C’est une espèce d'auto mitrailleuse précédant un camion qui tracte un canon. Sur le plateau du camion deux rangs de soldats assis, se faisant face, en tenue de camouflage, l’arme entre les genoux. Rehaussés, les plus proches sont à peine à trois mètres. On pourrait les toucher en tenant un manche à balai à bout de bras. De nouveaux ordres. Tous les moteurs s’arrêtent d’un coup. Ce silence est terrifiant.
Derrière les persiennes la grand-mère est devenue blanche et respire avec peine. La tante sue à grosses gouttes. Justin frissonne.
Du troisième véhicule, une grosse auto de guerre, jaillissent des officiers qui s’engouffrent dans la mairie en criant. Au boucan de tout à l’heure Justin estime que la colonne doit s’étirer jusqu’au début de la rue, sur au moins cent mètres. On entend vociférer à l’intérieur de l’hôtel de ville. Et s’ils allaient fusiller le maire ou prendre des otages ?
En tout cas Justin et les deux femmes seraient dans les premiers qu’ils auraient sous la main.
Au bout d’une éternité, les officiers rembarquent et tous les moteurs se remettent à gronder en même temps. La colonne défile sous la fenêtre en direction de la Place. Les murs tremblent.
Le bruit s'éloigne et s’estompe. Les Sablais l’ont échappé belle.
Après cette incursion en ville, la colonne avait repris sa route vers la Haute Vallée. Il s’agissait d’une opération pour détruire les maquis. L’incident fortuit de la Régie l’avait retardée et avait donné l’alerte. Foutue la surprise. C’est pourquoi les soldats n’avaient pas pris d’otages, pour eux le temps pressait car ils avaient une mission prioritaire à remplir.
Justin ne s’est pas attardé chez lui. Il a retrouvé ses copains et ils courent ensemble vers la route de Chalabre. Les panneaux routiers sont troués comme des écumoires, et des troncs d’arbres de 60 centimètres ont été traversés de part en part.
Les jours suivants ils apprennent que des combats ont eu lieu dans la montagne et que les Allemands y ont laissé des plumes après avoir été préalablement accrochés dans les gorges. De rage, ils auraient même brûlé le village de Lescale, heureusement déserté à temps par ses habitants. Les maquisards aussi auraient subi des pertes.
La bande se réunit pour discuter de
tout ça. Le grand frère de l’un des gamins vient d’être
tué au maquis près du village de Lairière, avec plusieurs
de ses amis. Un émissaire est venu l’annoncer à sa famille.
Les enfants partagent la peine de leur copain et essayent de lui montrer
leur affection. Les mots leur manquent.
À quelques jours de là, au matin du 20 août, les habitants découvrent les murs couverts d'affiches, de croix de Lorraine et d'un mot magique : Libération !
Les réfractaires sortent de leurs cachettes. Un Comité de Libération installe à la Mairie une administration provisoire. En urgence, on rebaptise la Grand-Place : "Place de la République."
Les gaullistes et les communistes mettent des brassards et font la chasse aux pétainistes. Des notables et des commerçants sont arrêtés. Chez les simples sympathisants ce sont les fusils de chasse qui sont confisqués, mais on ne touche pas aux cannes à pêche. Les miliciens n’ont pas attendu leur reste, la plupart finiront cependant par se rendre dès que les choses seront un peu plus calmes.
Chez la grand-mère, ce que l'on craint le plus c'est que les maquisards espagnols renouvellent ici les horreurs de leur guerre civile et pendent monsieur l'archiprêtre ou massacrent les sœurs du couvent. Il s'avère bien vite que ces rouges-là font un peu bande à part et ne se mêlent pas à la kermesse. Ils ont investi le restaurant Bor dans la rue Malcousinat après le départ précipité du propriétaire et passent leur temps à frotter des revolvers et à démonter des mitraillettes, assis sur une chaise devant la porte en fumant de petits cigares.
Les gamins de la Place au Bois vont parfois jeter un coup d'œil sur eux sans s'attarder car on sent ces gens-là très suspicieux et un rien nerveux, surtout la nuit. Justin et un copain eurent l'idée dangereuse et saugrenue d'aller tester leurs réactions en se déguisant un soir en fantômes. Ils enfilèrent une chemise de nuit sur leurs habits et, sur le coup de dix heures, ils s'avancèrent au-delà de l'angle de la maison d'Alcantara, à trente mètres à peine des lignes espagnoles, l'un d'eux tenant une bougie allumée à la main et l'autre faisant tinter une clochette. Ce fut rapide. La sentinelle s'était à peine tournée vers fort Chabrol en gueulant pour alerter les autres que déjà les deux gamins, levant haut leurs pans de chemise, avaient dévalé la placette en battant leur record de la distance.
Les sentiments dominants de la population adulte sont la suspicion pour les uns et la peur pour les autres. Personne n'a le cœur à rire, dans l'entourage de Justin en tout cas.
Tante Mathilda s'enfonce de plus en plus en religion, elle se dédouble même pour rester près de Dieu tandis que son corps vaque aux tâches terrestres. Ça ne plaît pas à un diable qui vient parfois la provoquer en fin de journée lorsqu'elle est fatiguée.
L'attaque infernale lui déclenche des tics, clignements d'yeux et crispation des mâchoires. D'une petite voix rauque, hachée, elle laisse échapper :
- Va-t-en sale bête ! Trou de chien !
Traité de moins que rien, l'aggresseur
se raidit sous l'insulte, lâche prise, et Mathilda en profite pour
le tabasser à grands signes de croix. L'ange noir, piteux et meurtri,
s'enfuit la queue entre les jambes. Il ne reviendra pas de quelque temps
se frotter à la pieuse fille.
Pendant ce temps, dans la rue, des héros s’en prennent aux femmes, celles qui, disent-ils, couchaient avec les Allemands. C’est ridicule. À défaut de charrette, ils les promènent longuement à travers ville sur le plateau d'une camionnette. Ils déchirent leurs corsages et dessinent des croix gammées au rouge à lèvres sur leurs fronts et leurs seins. Ils les rudoient, leur flanquent des beignes, leur crachent au visage. Les malheureuses gémissent. Quelques excitées viennent les traiter de salopes. Justin n’avait jamais rien imaginé d’aussi pitoyable. Sous leurs crânes tondus on ne les reconnaît plus. Il a les yeux pleins de larmes. Et puis il en identifie une, c’est la femme du capitaine de gendarmerie, dont le fils était aux louveteaux avec lui. Il essaie d’accrocher son regard, pose un baiser sur sa main et le souffle doucement vers elle. Il scrute le visage des tortionnaires.
Grande effervescence, ils en ont attrapé un. Sous le couvert de Bessières, trois hommes portant brassard poussent rudement un milicien. Justin apprend que c’est le fils d’un épicier du chef-lieu. On l’a coiffé d’un casque allemand trop grand, portant des croix gammées grossièrement peintes. Il est guidé à coups de crosse et à chaque fois qu’il titube le casque brinquebale. Il a les bras maintenus dans le dos par des menottes. Justin espère croiser son regard pour lui transmettre un signe de compassion. Mais les yeux de l’homme sont dans le vague. Ses pommettes sont enflées, son visage est tuméfié. Des rigoles de sueur rose courent jusqu’à son menton. Il tremble. Justin pense au chemin de croix.
Une petite dame s'approche et crie : "salaud", alors que la plupart des passants font un crochet pour éviter la scène. Justin se contente de lancer un regard noir aux persécuteurs. Il est bien moins courageux que la femme qui essuya le visage du Christ. Il n'a pas envie de vomir, mais son ventre est dur et il respire par la bouche, à petits coups. Cependant il évite de laisser trop paraître son indignation. Ce n'est pas le moment de se faire repérer quand on a son père à la LVF.
Le groupe passe devant l’ancienne Kommandantur et poursuit vers la rue Saint-Martin. Il y a moins de deux ans les premiers Allemands martelaient cet endroit au pas de l'oie. Ce quartier est maudit. Surgit un policier à croix de Lorraine. Il crache au visage du prisonnier et tente de le frapper. On sent qu’il est heureux de pouvoir ainsi donner un gage public de patriotisme. De passer trop brutalement de flic pétainiste à flic gaulliste n’améliore pas son homme.
Jusqu’à présent, les gamins de la rue entretenaient des rapports pagnolesques avec les sergents de ville, les gardes-champêtres et même les gendarmes. Tous vivaient ensemble dans un monde de connivence tapageur mais bon enfant, du moins en surface, un monde de gesticulations sans conséquences. Justin sent que quelque chose de profond vient de se défaire. C'est bien ça, le code a changé. Les valeurs d'hier ne sont plus de mise. Sur leur côte de sable, les gens d’ici vivaient à mer étale mais les fonds marins ont bougé et rien ne pourra arrêter le flot déferlant. Au pensionnat de la place Saint-Aphrodise, Justin sera pour quelque temps à l’abri de la vague. Peut-être en sortira-t-il mieux armé pour la vie. Chi lo sa ? On verra bien.
Au bout de quelques jours, les furieux se calment. La collecte des fusils de chasse est terminée et la cavalcade des tondues n’a pas eu de suite. De nouveaux maquisards arrivent et aussi quelques parachutistes américains avec de drôles de petits fusils automatiques. Ils distribuent du chewing-gum et des cigarettes Camel avec un 'C'. L’ambiance tourne à la fête. Beaucoup de jeunes hommes s’apprêtent à poursuivre la lutte au 81ème RI avec Rhin et Danube, l’armée de de Lattre de Tassigny. Plusieurs mourront en Alsace ou au-delà du Rhin. Le maire provisoire a la situation en main et tout se normalise. Les petites souris du quartier refont surface et reprennent possession de la placette.
L'auto du maquis dans laquelle fut tué le grand frère de leur copain, est maintenant garée là, contre le mur de Planques, épave criblée de balles, des dizaines de trous, une passoire.
Depuis des mois Justin n’a aucune nouvelle
de son père, ni de sa mère, ni de ses six frères et
sœurs, car deux jumeaux sont nés l’an dernier. Mémé
Camille n’en finit pas de prier pour son fils : qu’est-ce qui a bien pu
lui arriver ? Pourvu qu'il ne soit pas fusillé ... et quel besoin
avait-il d’aller se fourrer dans cette histoire de Pétain alors
qu’il n’avait qu’à rester ici, bien tranquille, en se félicitant
de ne pas être prisonnier en Allemagne comme plusieurs de ses cousins.
Paris est libéré. On fait sonner les cloches. Des fêtes sont organisées à l’île de Sournies pour célébrer la liberté retrouvée.
En attendant les nouvelles chansons, des paroliers
hâtifs mettent au goût du jour des airs connus :
Rassurez-vous, Paris retrouvera sa romance
avant même la fin de la guerre.
Les communistes ont ouvert un local de propagande à l'angle de la place. Leur slogan c'est : "le parti des fusillés". Ils exposent des textes d'Eluard et d'Aragon et se comparent aux premiers chrétiens. Dans leur vitrine il y a des photos de Duclos et de Thorez, de Marty aussi, le "héros de la Mer Noire".
Se faisant vis, la tête de Charles de Gaulle et celle de Iossif Djougachvili, dit "le Grand Staline".
Justin scrute l'aristocratique regard du général lillois. Il étudie le blair un tantinet capétien, la moustache rikiki. Il le trouve moins beau que Pétain mais plus moderne, plus vivant, plus volontaire. A ce moment, il est loin d'imaginer qu'il serrera un jour la main de ce grand homme.
Sur les murs de la ville, les V et les croix de Lorraine s’ajoutent, se superposent, se multiplient. On peut aussi voir des croix gammées faites de quatre bottes et soulignées du mot "RAUS" qui veut dire "foutez le camp" en allemand.
L’eau de la rivière s’est un peu refroidie, mais c’est surtout le soleil qui est moins chaud. Selon la coutume locale, on doit arrêter de se baigner à la Saint-Roch (16 août). Les gamins transgressent cet us et continuent pendant un mois de plus à piquer quelques têtes dans l’Aude. C’est ainsi qu’ils découvrent un gisement de balles de neuf millimètres dans un creux du fond de l’eau, des balles de mitraillette, une soixantaine. Ils se partagent le trésor. Ils auraient pu disposer aussi de grenades pour pêcher à l’explosif. Un camion les avait perdues en zigzaguant pour déconner, un camion découvert avec une dizaine de FFI rigolards sur le plateau. Mais les grenades c’est quand même dangereux et ils ont craint de se faire repérer en s’en servant. Alors ils les ont ramassées et ont couru derrière un autre camion pour les restituer. Quand ils les ont vus avec ça à la main, les FFI n'ont pas voulu qu’on les leur lance, mais trop tard. Ils ont quand même pu les attraper au vol. Justin ne comprend pas pourquoi ils avaient tant la frousse. Tout le monde sait bien que les grenades ne sont dangereuses qu’une fois dégoupillées, et celles-ci n’avaient pas éclaté en tombant du camion précédent. Alors ?
Début septembre, le copain de la placette a été emmené au chef-lieu pour voir fusiller des miliciens. Ça ne ressuscitera pas son frère. Il raconte à la bande comment ils meurent en criant : "vive le Maréchal, vive la France." Les gamins sont impressionnés et Justin en conclut que c’est bien moche de fusiller les gens.
Le stock de guerre de la bande s'est encore enrichi lors de l'explosion d'un camion de munitions dans l'avenue de la gare. Le feu d'artifice a projeté quelques balles brûlantes mais intactes ici ou là, par terre et sur les toits, et les gamins sont allés grappiller la mitraille.
A l’Étoile du Midi, on prépare l’inventaire. Les articles cassés ne seront ni repris, ni défalqués. On fait aussi l’état des lieux car il a suffi d’un orage pour que les égouts refluent.
Avec l'assassinat de Darlan et le gommage de Giraud tout le monde avait fini par comprendre que Pétain n'avait jamais été de connivence avec de Gaulle comme on l’avait espéré quelque temps. L'ambassade américaine maintenue en zone libre, l'indécision de Juin et d'autres étoilés à choisir leur camp avaient paru cautionner Vichy. La stupide agression de l'anglais Churchill contre notre flotte à l'ancre avait faussé la donne.
Pétain c'était à la fois Bazaine et Boulanger, un vieux croûton détrempé par la louange, imbu de son ego, qui avait caressé la chimère de garder le pays plus ou moins neutre en attendant de rallier benoîtement le camp de l'ultime vainqueur. Cette guerre de banquiers protestants, de moujiks et de prussiens ne nous concernait plus. Vive notre France éternelle, sanctifiée, époussetée des étrangers, des juifs et des mal-pensants, retournée aux valeurs du compagnonnage et des croisades, éclairée par la sainte foi catholique et guidée par l'illustre vieillard !
Justin est amer. Il croit certes toujours à l'honnêteté,
au courage, à l'altruisme et au patriotisme qui en est la forme
nationale, mais il doute de la valeur des mots sous l'habillage. Il enrage
d'avoir été berné. Il en veut au vieil étoilé,
lustré, emmédaillé, embobiné, embobineur, qui
manqua de lucidité ou de courage et qui les fourvoya si longtemps.
Il en veut aux notables bien pensants et frileux, aux légionnaires
estropiés de 14-18 que le culte du chef aveugla jusqu’au bout. Il
en veut au clergé illuminé qui fit croire à sa grand-mère
que Pétain était le sauveur envoyé par le ciel. Il
en veut à ceux qui ont leurré son père et il en veut
à son père pour s’être fait leurrer. Il en veut à
ceux qui ont le peloton d’exécution facile. Il en veut à
ceux qui disent que le bonheur est un péché. Il en veut à
tous les cons de la terre.
Entrez, entrez !
Il a eu droit à la séance gratuite.
Il a vu la pièce jusqu'au bout et il a compris ! La caverne aux
trésors est une grotte vide, un décor de théâtre,
un attrape-couillon. Les
génies sont des foutaises ! Aladin est un baba, un ravi, un conteur
mythomane. Il ne sert à rien de frotter sa lampe, l’important c'est
la lumière.
Le bel été de 1944 s'éternise. La ville ne dort jamais tout à fait. Les jours pourtant tendent à raccourcir et loin du fracas des rues, les prés sont piqués de colchiques.
A Sable-de-Rivière, Justin le petit
goujon a sauté du filet.
Un petit goujon frétillant
avait été pris au filet
avec d’autres poissons plus grands.
Mais il était si lisse et net
qu’il s’échappa à travers maille.Le petit goujon rescapé
perdit son cœur dans la bataille
et mourut au bord du fossé.
Y a-t-il un filet qui vaille
la peine de s’en échapper ?C’est la destinée des goujons,
petits poissons sans importance,
d’être cueillis à l’hameçon
et de finir dans un poêlon.
En octobre, Justin retourna au
pensionnat de l’Immaculée Conception, finit par devenir marin et
disparut. On ne parle jamais de lui à Sable-de-Rivière où
sa proche famille s’est éclaircie au fil des ans.
Guy Roves
Justin le marin