NE PAS SUCER LE VERT-DE-GRIS

D'un trou de trottoir, museau au ras du caniveau, une petite souris observe le monde.

Voici de gros rats fourrés, pétainistes à grise mine, en proie au doute.

Les collaborateurs engagés se font moins nombreux, ça débande au fond des caves, mais toujours aussi remuants, le noyau dur. Ils s'accrochent à la Révolution Nationale, parlent haut pour se rassurer, jouent les matamores. Quelques-uns ont même sauté le pas et affichent des opinions nationales-socialistes. Heil Hitler ! Impensable trois ans plus tôt !

Surmulots discrets mais plutôt contents, les gaullistes bien-pensants lissent leurs moustaches en écoutant la BBC du soir sans plus s'engager que l'on sache.

Recommencent à sourire les ratons-laveurs d'avant guerre, radicaux et socialistes, notables ou maîtres d'école, qui avaient été couverts d'opprobre par la propagande et qui se refont le poil propre.

Un peu à part, les anciens communistes ne sont guère bavards et évitent toujours de s'afficher où que ce soit. Mijoteraient-ils quelque chose ?

Quant aux miliciens, ils se sont exclus eux-mêmes de la population. Ils ont quitté leur famille pour une caserne à Carcassonne où ils sont endoctrinés chaque jour un peu plus par leurs chefs. Tout sera bientôt prêt pour un affrontement entre concitoyens si les choses continuent de la sorte. Justin a de sombres pressentiments.

Sur l’esplanade, devant l’école supérieure, quatre pièces d’artillerie sont alignées côte à côte. Un officier donne des ordres que les sous-offs répercutent en gueulant. Ils indiquent aux pointeurs l’un des pots de fleurs placés sur le rebord du jardin en terrasse qui jouxte la maison de monsieur Tujague, le prof de math toujours en service, communiste de surcroît et que tout Sable-de-Rivière aime bien car c’est un homme courtois et serviable. Il ne saura sans doute jamais que les vases du voisin ont collaboré avec l’occupant.

Nouvel aboiement et les sergents déclenchent leurs chronomètres. Les artilleurs quittent le garde-à-vous, courent aux pièces, les déplacent, les mettent en batterie, se ruent sur les manivelles, celle de site et celle d’azimut, et tournent, tournent  jusqu’à avoir le pot ciblé dans le collimateur. Ils ouvrent ensuite la culasse du canon et présentent un obus. Le chef de pièce se met au garde-à-vous en poussant un bref hurlement. On arrête les chronos et les canonniers les plus lents se font engueuler. L’officier vérifie chaque visée et donne son approbation d’un ton sec ou recommence à gueuler.

André fait remarquer à voix basse que les hommes de troupe sont traités comme des merdes par leurs officiers.

Dans l’alignement des canons, sont couchés les mitrailleurs, par paquets de deux, ayant à tour de rôle la charge de l’arme, l’un tirant, l’autre servant. Ils sont allongés sur une sorte de tapis de sol en toile imperméable qui doit aussi servir de protection individuelle quand il pleut. Un sergent s’approche et bande les yeux de chaque homme avec un carré de tissu. Les gamins s’écartent un peu pour ne pas gêner mais ils sont invisibles aux soldats, pour eux ils n’existent pas. Au signal, le tireur démonte complètement le gros fusil-mitrailleur, gueule un bon coup pour avertir que c’est fait et commence à le remonter à tâtons. Les enfants sont impressionnés, les bougres sont vraiment bons.

Ils sont aussi cons que bons. Ils s’entraînent à charge réelle et l’exercice doit s’achever avec la bande du chargeur engagée et les yeux toujours bandés.

Que va-t-il se passer ?

Tac-tac-tac-tac-tac-tac, une bonne rafale dans le mur d’en face.

Un cycliste passe justement à ce moment là, se dirigeant vers le Pont-Vieux. Les balles ont frôlé sa roue arrière. Il se met à pédaler comme Antonin Magne.

Ils sont bons, ils sont cons et ils sont enragés.

Les enfants cachent leur envie de rire et les sergents, vexés, s'acharnent à grands coups de bottes sur le malheureux qui a trop appuyé sur la détente en hurlant comme des dingues. Ils forcent le coupable à se lever et à rester au garde-à-vous, humilié et résigné.

Les gamins quittent la scène sans mot dire.

Dans les rues sévit une équipe chargée de capturer les chiens errants. Avec une sorte de fouet dont la longue lanière fait un nœud coulant, un sbire attrape tous les canins qui ne sont pas tenus en laisse même sous le nez de leurs propriétaires. Dans la rue Saint-Martin, une vieille s’est jetée à ses genoux pour qu’il n’embarque pas "Miquette", sa petite chienne blanche, mais il a repoussé la vieille et Miquette est allé rejoindre les autres klébars à moitié étranglés dans la carriole des condamnés. Dédé, qui va parfois aider à tuer les bœufs à l’abattoir, pense que les chiens sont piqués ou achevés à coups de gourdin et enterrés, une fois morts, avec de la chaux vive.

Justin et ses copains aiment les animaux. Ils traitent les ramasseurs de salauds et lancent des pierres pour faire fuir les chiens. Mais le vrai responsable c’est quand même le maire et Justin ne comprend pas comment monsieur Constans qui a l’air si gentil puisse couvrir une chose pareille même si c’est pour obéir aux ordres de Pétain et pour éviter des épidémies.

Monsieur Constans est pourtant un homme pacifique. C'est beaucoup grâce à lui que les védrinistes et les joconds, ou plutôt leurs enfants, sont enfin arrivés à vivre en harmonie surtout quand ils sont sobres. C'est aussi un marrant dans son genre, un pince-sans-rire. Un dimanche, pour Carnaval, il s'était grimé en gueux et avait mendié sous le porche de l'église, à la sortie de la grand-messe. Seuls le premier adjoint et le cousin Raoul étaient dans le secret. Mais c'était avant la guerre et l'on ne s'amuse plus en public de nos jours, surtout si l'on est grand.

Ils vivent une drôle d’époque !

L’un des ramasseurs s’est fait capturer à son tour par monsieur le commissaire de police. On l’accuse d’avoir cambriolé une vieille, rue Malcousinat. Il n’est pas resté longtemps à la maison d’arrêt de Carcassonne et a été expédié en camp de concentration en Allemagne. C’est ce qui se passera désormais chaque fois qu’un gitan se fera arrêter. La pauvre vieille en est malade et récite des prières pour son voleur.

Au kiosque Gril on peut acheter "Signal", une revue très engagée du côté des Allemands. On y trouve même "Der Adler", la revue de la Luftwaffe, en édition française. Il y a aussi des journaux satiriques à vomir, antijuifs et anti-francs-maçons, pleins de caricatures obscènes. Comment Pétain peut-il tolérer ça ? Puisqu’il y a la censure, c’est ça qu’il faudrait censurer. Madame Gril dissimule un peu ces feuilles horribles et râle quand Justin va y jeter un coup d’œil. Elle lui explique que ce sont des cochonneries qu’on l’oblige à recevoir. Elle dit que c’est du vert-de-gris, si on le suce on s’empoisonne.

La grand-mère n’aime ni les juifs, ni les francs-maçons, ni les protestants, ni les dreyfusards, ni les instituteurs laïques, même ceux d’ici bien qu'ils soient de braves gens, parce que ce sont tous des ennemis de Dieu. On lui a appris ça quand elle était petite. Pourtant aucun des journaux pourris ne passerait le seuil de sa maison. Elle prie tous les jours pour que tous les hommes se convertissent sauf les communistes de Russie car le jour où les juifs reviendront en Palestine et où la Russie se convertira ce sera la fin du monde. Elle dit que c’est écrit dans les secrets de La Salette, dans ceux de Fatima, dans l’Apocalypse et dans les prophéties de l’ancien testament en cherchant bien.

Justin vient de voir un copain qui habite vers la Toulzane et il coupe par les ruelles pour rentrer à la maison. Soudain …des ordres en allemand, disons plutôt les cris habituels.

Au rez-de-chaussée d’un local réquisitionné qui appartient à la ville, piétine un petit peloton vert-de-gris d’une douzaine de soldats en armes. Justin s’approche de la fenêtre grande ouverte et observe. Ils ont disposé une table en travers de la pièce ainsi que plusieurs chaises. Casqués et sac au dos, ils courent lourdement en tenant leur fusil à deux mains. Ils se faufilent entre les chaises et passent par-dessus la table derrière le chef de file, en chantant un hymne guerrier. Arrivent d’autres gamins attirés par le boucan. Le sergent vient fermer la croisée et ajuste son masque à gaz. Il hurle des ordres qui sont filtrés par le masque et les vitres. Il allume un brûlot fumigène qu’il pose au sol et fait de grands signes. Les soldats mettent vite leurs masques et reprennent leur steeple-chase en chambre. Malheur à celui qui tousse, trébuche ou renverse une chaise, il a droit à sa ration de coups de pied au cul. Ça dure plusieurs minutes, sans pause.

La pièce est maintenant emplie de fumée épaisse. Le sous-off arrête l’épreuve et ouvre en grand la fenêtre pour aérer la pièce. Les soldats sautent aussitôt dans la rue et enlèvent masque et casque. Ils sont haletants et suent à grosses gouttes. Ils échangent quelques mots, plaisantent en réajustant leur tenue puis se mettent en colonne par deux et partent en chantant, l’arme à la bretelle. Une odeur âcre se répand dans le quartier pour faire savoir à la ronde que l’exercice est terminé.

Comme ils se dirigent vers la place, Justin leur laisse prendre trente bons mètres d’avance pour ne pas avoir l’air de les suivre.
 
Guy Roves
Justin le marin